Avec un grognement d’effort, le gnome fit s’ouvrir le livre.
— Il y a une image là-dedans, m’sieur.
Ils regardèrent l’illustration. Elle montrait un humain étendu par terre. Il était cerné par des gnomes et couvert de cordes.
— Mince ! s’émerveilla Grimma. Ils ont des livres qui parlent de nous !
— Oh, celui-là, je le connais, répliqua Gurder avec lassitude. C’est Les Voyages de Gulliver. Ce ne sont que des histoires, ce n’est pas réel.
— Des images de nous dans un livre, répéta Grimma. Incroyable. Tu vois ça, Masklinn ?
Masklinn contemplait, le regard fixe.
— Oui, c’est très bien, beau travail, fit Gurder d’un ton absent. Merci beaucoup, Vinto. Maintenant, sois gentil, va-t’en.
Masklinn regardait toujours. Sa mâchoire inférieure pendait. Il sentit les idées pétiller en lui, éclabousser l’intérieur de sa tête.
— Les cordes, dit-il.
— C’est un simple dessin, expliqua Gurder.
— Les cordes ! Grimma, les cordes !
— Quoi, les cordes ?
Masklinn brandit les poings et leva les yeux au plafond. En de tels moments, on pouvait presque arriver à croire qu’il y avait quelqu’un, là-haut, au-dessus de la Mode Enfantine.
— Je vois un moyen ! hurla-t-il, tandis que les trois autres gnomes le considéraient avec stupeur. Je vois un moyen ! Bon Arnold Frères (fond. 1905), je vois un moyen !
Après l’heure de la Fermeture, cette nuit-là, plusieurs dizaines de petites formes furtives traversèrent le sol du garage et disparurent sous un camion en stationnement. Un hypothétique observateur aurait perçu de temps en temps un cliquetis, un choc ou un gros mot. Au bout de dix minutes, ils se retrouvèrent dans la cabine.
Ils contemplèrent le panorama, émerveillés.
Masklinn s’avança jusqu’à une pédale, qui était plus grande que lui, et essaya de la pousser. Elle ne frémit même pas. Plusieurs autres gnomes vinrent lui prêter main-forte, et réussirent à la faire vaguement s’enfoncer.
Quelqu’un les observait d’un air pensif. C’était Dorcas, affublé d’une ceinture où pendait une gamme variée d’outils improvisés, et il tripotait distraitement la mine de crayon qu’il portait en permanence derrière l’oreille, quand il ne s’en servait pas.
Masklinn revint vers lui.
— Alors, ton avis ?
Dorcas se frotta le nez.
— Ça se résume à une affaire de leviers et de poulies. Incroyable tout ce qu’on peut faire avec des leviers. Donne-moi un levier assez long et un point d’appui assez solide, et je soulèverai le Grand Magasin.
— Commençons déjà par une première pédale, répondit poliment Masklinn.
— On va essayer, fit Dorcas en hochant la tête. Très bien, les enfants. Amenez tout ça.
Une longueur de bois, transportée depuis le rayon Bricolage & Maison, fut introduite à dos de gnome dans l’habitacle. Dorcas circula partout pour prendre des mesures, armé d’un bout de fil, et il finit par leur faire coincer une extrémité dans une fente du plancher de métal. Quatre gnomes s’alignèrent à l’autre bout et tirèrent le morceau de bois jusqu’à ce qu’il repose sur le levier.
— Très bien, les enfants, répéta Dorcas.
Ils poussèrent vers le bas. La pédale s’enfonça jusqu’au plancher. Un vivat essoufflé monta de l’assistance.
— Comment tu as fait ? s’ébahit Masklinn.
— C’est ça, les leviers. Bon. (Dorcas regarda autour de lui, se gratta le menton.) Alors… nous disons donc trois leviers. (Il leva les yeux vers le grand cercle du volant.) Et pour ça, là-haut, tu as des idées ?
— J’avais pensé à des cordages, répondit Masklinn.
— Comment ça ?
— Ben… cette roue possède des rayons. Si on y attache des cordes auxquelles on assigne des équipes de gnomes, ils pourront tirer d’un côté ou de l’autre, et comme ça, le camion ira où on voudra.
Dorcas considéra la roue avec des yeux rétrécis. Il arpenta le plancher. Leva la tête. Regarda ses pieds. Ses lèvres bougeaient pendant qu’il faisait ses calculs.
— Ils ne verront pas où ils vont, finit-il par objecter.
— Je m’étais dit que quelqu’un pourrait se tenir là-haut, près de la grande fenêtre à l’avant, pour les guider, en quelque sorte ? suggéra Masklinn en quêtant un signe d’encouragement de la part du vieux gnome.
— Ce sont des machines bougrement bruyantes, à ce que raconte le jeune Angalo. (Dorcas se gratta à nouveau le menton.) Je crois que je peux y remédier. Ensuite, il y a cet autre gros levier, là, le branchement de vitesses.
— Changement, corrigea Masklinn.
— Ah ! Des cordes, là aussi ?
— C’était mon avis, approuva Masklinn. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
Dorcas aspira profondément.
— Eéééh bien… Si on a des équipes pour tirer le volant, d’autres pour changer les vitesses, ceux qui manœuvrent les pédales avec des leviers, et quelqu’un là-haut pour leur dire quoi faire, il va falloir bougrement s’entraîner. Supposons que j’assemble tout le bataclan, les cordes, bref… De combien de nuits disposerons-nous pour nous entraîner ? Tu sais, pour tout mettre au point ?
— En comptant la nuit où nous, euh… partirons ?
— Oui.
— Une, répondit Masklinn.
Dorcas renifla bruyamment. Il regarda en l’air un moment en fredonnant dans sa barbe.
— Impossible, trancha-t-il.
— Nous n’aurons qu’une seule chance, tu comprends. Si c’est un problème d’équipement…
— Oh, non, le problème n’est pas là. Il ne s’agit que de bouts de ficelle et de morceaux de bois. Dès demain, je peux tout réunir. C’est aux gens que je pensais, en fait. Tu vois, on va avoir bougrement besoin de gnomes, un sacré nombre pour faire tout ça. Et eux, il va falloir les entraîner.
— Mais… mais on leur demande juste de tirer et de pousser quand on leur en donnera l’ordre, non ?
Dorcas recommença à fredonner doucement. Masklinn eut l’impression qu’il faisait toujours ça au moment d’annoncer une mauvaise nouvelle.
— Vois-tu, mon p’tit gars, j’ai six ans. Les gens, j’en ai vu beaucoup, et laisse-moi te dire : si tu alignes dix gnomes et que tu leur cries : « Tirez ! » y en a quatre qui vont pousser et deux qui vont demander : « Pardon ? » Les gens sont comme ça. C’est juste la nature gnomique.
Il sourit en voyant la mine déconfite de Masklinn.
— Ce qu’il faudrait faire, c’est nous trouver un petit camion. Pour nous entraîner.
Masklinn hocha la tête d’un air lugubre.
— Et ensuite, ajouta Dorcas, tu as réfléchi à la façon dont tu vas faire monter tout le monde à bord ? Deux mille gnomes, quand même ! Plus tout le bagage qu’on amène avec nous. Faut pas compter faire descendre des grands-mères et des bébés le long de cordes, ni leur faire franchir des trous étroits.
Masklinn secoua la tête en signe de dénégation. Dorcas l’observait avec son sempiternel sourire indulgent.
Voilà un gnome qui connaît son affaire, songea Masklinn. Mais si je lui dis : Laisse-moi faire, il va me prendre au mot, rien que pour me donner une leçon. Oh, analyse du chemin critique ! Pourquoi est-ce que tout se résume toujours à un problème d’individus ?
— Tu as des suggestions ? demanda-t-il. Ton aide me serait bien utile.
Dorcas lui accorda un long regard pensif avant de lui donner une tape sur l’épaule.
— Il y a peut-être moyen de s’entraîner et de résoudre l’autre problème. Descends me voir ici demain soir et on verra, d’accord ?