Il n’y avait jamais vu une telle activité. Les humains avançaient comme des somnambules, chargeant des balles de moquette à l’arrière de quelques camions. Des choses jaunes, sortes d’hybrides entre un très petit camion et un très grand fauteuil, se faufilaient au ralenti entre eux et empilaient des caisses.
Dorcas passa le télescope à Masklinn.
— Ça travaille bien, hein ? dit-il sur le ton de la conversation. Ces machins ont été à l’ouvrage toute la matinée. Deux camions sont déjà partis et revenus. Ils n’ont pas dû aller bien loin.
— La lettre que nous avons lue parlait d’un nouveau Grand Magasin, supputa Masklinn. Peut-être qu’ils y transportent les marchandises.
— Possible. Pour le moment, c’est surtout de la moquette et quelques-uns des grands humains pétrifiés du rayon Prêt-à-Porter.
Masklinn fit la grimace. Selon Gurder, les grands humains roses qui se tenaient immobiles en permanence aux rayons Prêt-à-Porter, Mode Enfantine et Sports et Loisirs avaient encouru la fureur d’Arnold Frères (fond. 1905). Il les avait métamorphosés en une immonde substance rose. On prétendait même qu’on pouvait les démembrer. Mais certains philosophes modeux avaient une autre théorie. Pour eux, il s’agissait d’humains particulièrement méritants qui avaient été autorisés à résider pour toujours dans le Grand Magasin, sans devoir disparaître à l’Heure de la Fermeture. La Religion était un sujet bien difficile à comprendre.
Sous les yeux de Masklinn, la grande porte coulissante remonta avec un grincement et un camion tout proche démarra en rugissant, pour sortir à petite allure dans l’aveuglante clarté du jour.
— Ce qu’il nous faudrait, décida Masklinn, c’est un camion qui transporterait plein de matériel du rayon Quincaillerie. Du fil de fer, par exemple, des outils, des choses comme ça. Tu as vu de la nourriture ?
— Apparemment, ils ont chargé beaucoup des stocks de l’Alimentation sur le premier camion.
— Alors, il faudra se débrouiller sans.
— Que vais-je faire s’ils entassent tout dans un camion et s’en vont aussitôt ? Ils travaillent bougrement vite, pour des humains.
— Ils ne peuvent quand même pas vider tout le Grand Magasin en un jour ?
Dorcas esquissa un mouvement d’épaules incertain.
— Qui sait ? ajouta-t-il.
— Il faudra que tu empêches le camion de partir, déclara Masklinn.
— Mais comment ? En me jetant sous ses roues ?
— Tout ce qui te viendra à l’idée.
Dorcas sourit.
— Je trouverai bien quelque chose. Les p’tits gars commencent à se familiariser avec cet endroit.
Des réfugiés en provenance des quatre coins du Grand Magasin affluaient au rayon Quincaillerie, emplissant le soubassement du plancher du bourdonnement de leurs murmures apeurés. Beaucoup levèrent les yeux à l’arrivée de Masklinn et ce qu’il lut sur leur visage le terrifia.
Ils croient que je peux sauver la situation, se dit-il. Ils me considèrent comme leur seul espoir. Et je ne sais pas quoi faire. Si ça se trouve, rien ne va marcher, nous aurions dû avoir plus de temps.
Il se força à paraître confiant, et les gens semblèrent s’en satisfaire. Tout ce qu’ils voulaient, c’est savoir que, quelque part, quelqu’un savait ce qu’il fallait faire. Masklinn se demanda qui ça pouvait bien être ; pas lui, en tout cas.
De partout convergeaient les mauvaises nouvelles. Une grande partie du rayon Jardinage avait été vidée de son contenu. Presque tous les rayons Vêtements étaient vides. On arrachait les comptoirs des Cosmétiques, mais, par bonheur, le secteur n’était pas très peuplé. Masklinn entendait encore des chocs et des craquements : le travail se poursuivait.
Finalement, il n’y tint plus. Trop de gens le regardaient. Il retourna au garage, où Dorcas, de son poste de vigie sur la poutrelle, continuait sa surveillance.
— Quoi de neuf ? demanda Masklinn.
Le vieux gnome indiqua du doigt le camion situé immédiatement au-dessous d’eux.
— C’est celui-là qu’il nous faut, dit-il. Il y a de tout, à l’intérieur. Plein de choses venues du rayon Bricolage. Il y a même des objets de mercerie, des aiguilles, que sais-je encore. Tout ce que tu m’as demandé de rechercher.
— Il faut les empêcher de sortir avec !
Dorcas sourit.
— Le mécanisme qui soulève la porte ne fonctionne plus, dit-il. Le fusible a disparu.
— C’est quoi, un fusible ?
Dorcas ramassa un long cylindre rouge et épais, posé à ses pieds.
— C’est ça, expliqua-t-il.
— Vous l’avez volé ?
— Un travail assez délicat, nous avons dû l’attacher avec un bout de ficelle. Il y a eu une étincelle bougrement forte quand on l’a arraché à son logement.
— Mais je suppose qu’ils peuvent en mettre un autre à la place.
— Oh, c’est ce qu’ils ont fait, répondit Dorcas avec l’air d’être assez content de lui. Ils ne sont pas idiots. Mais ça n’a rien donné, parce que, après avoir retiré le fusible, mes p’tits gars sont allés cisailler les fils à l’intérieur des murs en deux ou trois endroits. Très dangereux, mais ainsi, les humains vont gaspiller un temps fou avant de localiser le problème.
— Hmm. Mais s’ils soulèvent la porte avec un levier ?
— Ça ne servira à rien. Quoi qu’il arrive, ce camion n’ira nulle part.
— Et pourquoi donc ?
Dorcas pointa l’index vers le bas. Masklinn observa et, au bout d’un moment, vit deux petites silhouettes sortir en trottinant de sous le camion et plonger dans les ombres qui bordaient le mur. Elles portaient une paire de pinces coupantes.
Au bout d’un moment, une silhouette solitaire se hâta sur leurs traces, en traînant derrière elle une longueur de fil électrique.
— C’est bougrement incroyable, le nombre de fils électriques dont les camions ont besoin, fit remarquer Dorcas. Celui-là en possède un peu moins, maintenant. C’est drôle, non ? On supprime une toute petite étincelle et le camion ne démarre plus. Mais ne t’inquiète pas, je compte bien pouvoir tout remettre en place plus tard.
Un choc métallique résonna en bas. Un humain venait de donner un coup de pied dans la porte.
— Quel caractère ! observa Dorcas d’un ton badin.
— Tu as vraiment pensé à tout, s’émerveilla Masklinn.
— J’espère bien. Mais il vaut mieux s’en assurer, non ?
Il se leva et exhiba un grand drapeau blanc qu’il agita au-dessus de sa tête. Un vague éclair blanc répondit au signal, dans l’ombre, à l’autre bout du garage. Et les lumières s’éteignirent.
— C’est bien pratique, l’électricité, dit Dorcas dans le noir.
Un mugissement d’irritation monta des humains, puis un bruit discordant, quand l’un d’eux se cogna à quelque chose. Après quelques grognements et quelques chocs supplémentaires, un humain localisa la porte qui débouchait sur le rez-de-chaussée, et les autres le suivirent.
— Tu crois qu’ils se doutent de quelque chose ? demanda Masklinn.
— Il y a d’autres humains qui travaillent dans le Grand Magasin. Ceux-ci croiront probablement que c’est de leur faute.
— C’est vraiment une chose étonnante, l’électricité. On peut la fabriquer ? Le comte de Quincailleri reste très mystérieux sur ce sujet.
— C’est parce que les Quincailleri n’y connaissent rien, ricana Dorcas. Ils savent seulement chaparder. Je n’arrive pas à me débrouiller dans ces histoires de lecture, mais le jeune Vinto a consulté des livres pour moi. Il me dit qu’il est très facile de fabriquer de l’électricité. Il suffit de se procurer un truc qu’on appelle l’ure à gnome. Il paraît que c’est un métal.
— Il y en a au rayon Quincaillerie ? s’enquit Masklinn avec espoir.