Cette simple menace le détacha de son perchoir. Il acheva le trajet en courant presque et plongea avec soulagement entre les ombres de la cargaison.
— Que tout le monde essaie de se trouver un endroit confortable pour s’étendre ! conseilla Masklinn. Le voyage risque d’être agité. Et envoie les gnomes les plus costauds dans la cabine. Crois-moi, on va devoir mettre toutes les énergies à contribution.
Elle opina, avant de houspiller une famille qui encombrait la passerelle.
Masklinn regarda le flot interminable de gens qui grimpaient dans le camion. Beaucoup croulaient sous le poids de leurs biens.
Curieux, mais il eut soudain l’impression d’avoir fait tout son possible. L’opération marchait comme… euh, comme quelque chose qui marche bien. Le plan allait fonctionner ou pas. Soit les gnomes agiraient ensemble, soit ils en étaient incapables.
Il se remémora l’image de Gulliver. Ce n’était probablement pas réel, selon Gurder. Souvent, on trouvait dans les livres des choses qui n’étaient pas réellement réelles. Mais c’était agréable d’imaginer que des gnomes pouvaient se mettre d’accord sur une chose assez longtemps pour ressembler au petit peuple du livre…
— Parfait. Tout se déroule correctement, alors…
— Ça peut aller, acquiesça Mémé.
— Ce serait une bonne idée de voir ce que contiennent vraiment ces caisses et ces machins, suggéra Masklinn, parce qu’il faudra peut-être descendre à toute vitesse quand on s’arrêtera et…
— J’en ai chargé Torritt, répondit Mémé. Ne t’inquiète pas pour ça.
— Oh, fit Masklinn d’une petite voix. Parfait.
Il ne s’était rien gardé à faire.
Il revint à la cabine poussé non par l’ennui – parce que son cœur tapait comme un tambour – mais par la nervosité.
Les gnomes de Dorcas avaient déjà dressé une petite plateforme au-dessus du volant, juste devant la grande fenêtre. Dorcas lui-même se trouvait sur le plancher de l’habitacle et dirigeait la manœuvre des équipes de conduite.
— Parfait ! hurla-t-il. À mon commandement… Première !
— Pédale en bas… deux, trois… entonnèrent les gnomes en poste sur la pédale d’embrayage.
— Pédale en haut… deux, trois… brailla l’équipe sur l’accélérateur.
— Levier en haut… deux, trois, reprit en écho l’équipe sur le changement de vitesse.
— Pédale en haut… deux, trois, quatre ! chanta l’équipe d’embrayage, et leur chef exécuta un salut à l’adresse de Dorcas.
— Vitesse changée, mon commandant ! cria-t-il.
— C’était lamentable, absolument lamentable, leur dit Dorcas. Alors, l’équipe d’accélérateur ! Vous rêvez, ou quoi ? Appuyez-moi sur cette pédale !
— Pardon, Dorcas.
Masklinn tapa sur l’épaule de Dorcas.
— Continuez à répéter ! ordonna le vieux gnome. Je veux une exécution impeccable jusqu’à la quatrième. Oui, quoi ? Oh, c’est toi.
— Oui, c’est moi. L’embarquement est bientôt terminé. Quand serez-vous prêts ?
— Ces rigolos ne seront jamais prêts.
— Oh !
— Alors autant partir quand tu voudras et improviser en chemin. D’ailleurs, on ne peut même pas s’essayer à la commande de direction tant qu’on ne bougera pas, évidemment.
— Nous allons vous envoyer des tas de renforts.
— Oh, merveilleux. Il ne me manquait plus que ça. Des hordes de types incapables de distinguer leur gauche de leur droite.
— Comment saurez-vous dans quelle direction il faut aller ?
— Par sémaphore, décréta Dorcas.
— Sémaphore ?
— Un code avec des drapeaux. Tu dis au p’tit gars sur sa plate-forme ce que tu veux qu’on fasse, et je guetterai ses signaux. Avec une semaine de répit supplémentaire, je crois que j’aurais pu mettre en place un genre de téléphone.
— Des drapeaux… Et ça va marcher ?
— Il vaudrait mieux, non ? On pourra faire un essai tout à l’heure.
Tout à l’heure, c’était maintenant. Les derniers éclaireurs gnomes avaient embarqué. Au fond du camion, la plupart des gens, installés aussi confortablement que possible, étaient étendus dans le noir, bien réveillés.
Masklinn avait pris place sur la plate-forme, aux côtés d’Angalo, de Gurder et du Truc. En matière de camions, la science de Gurder était encore plus mince que celle de Masklinn, mais on avait jugé qu’il valait mieux l’avoir à portée de main, au cas où. Après tout, ils étaient en train de voler le camion d’Arnold Frères (fond. 1905). Peut-être faudrait-il que quelqu’un se charge des explications. Mais Masklinn avait quand même jugé excessive la présence de Bobo dans la cabine. Le rat était à l’arrière, avec les autres.
Grimma était là, elle aussi. Gurder lui demanda les raisons de sa présence. Elle lui retourna la question. Tous deux en appelèrent à l’arbitrage de Masklinn.
— Elle pourra me seconder pour lire, dit-il, secrètement soulagé.
En dépit de tous ses efforts, il n’était pas très doué en ce domaine. Apparemment, il n’avait pas réussi à saisir le tour d’esprit nécessaire. Grimma, par contre, semblait y arriver sans même y penser. Si sa cervelle éclatait, ce devait être de façon très discrète.
Elle afficha un sourire satisfait et dressa le Code de la Route en face de lui.
— Il y a certaines choses à faire, dit-il avec des hésitations. Avant de démarrer, il faut regarder dans le mur…
— … miroir… dit Grimma.
— … le miroir. C’est marqué là. Miroir, répéta Masklinn plus fermement.
Il lança un regard inquisiteur vers Angalo, qui haussa les épaules.
— Ça, je ne sais pas, avoua-t-il. Mon camionneur regardait dedans, mais j’ignore pourquoi.
— On doit chercher quelque chose en particulier ? Il faut peut-être faire des grimaces, ou…
— Quoi qu’il en soit, intervint Gurder, il vaut mieux suivre la procédure à la lettre. (Il leva l’index.) Il y a un miroir là-haut, près du plafond.
— Faut être idiot pour l’installer en un endroit pareil, constata Masklinn.
Il réussit à y lancer un grappin et, avec effort, à s’y hisser.
— Tu vois quelque chose ? lui cria Gurder.
— Moi, c’est tout.
— Bon, redescends. Tu as fait ce qu’il fallait faire, c’est le principal.
Masklinn regagna la plateforme, qui tangua sous son poids.
Grimma inspecta le Code.
— Ensuite, il faut signaler ses intentions. Là, au moins, c’est clair. Signaleur ?
Un assistant de Dorcas avança avec une légère hésitation, gardant ses deux pavillons soigneusement orientés vers le bas.
— Oui, mon madame ?
— Dis à Dorcas… (Grimma regarda ses compagnons.) Dis-lui que nous sommes prêts à partir.
— Je te demande bien pardon, intervint Gurder, mais si quelqu’un doit annoncer que nous sommes prêts à démarrer, alors c’est moi qui dirai que nous sommes prêts à démarrer. Je veux qu’il soit bien clair que l’ordre de démarrer, c’est à moi de le donner. (Il jeta un regard hésitant en direction de Grimma.) Euh… Nous sommes prêts à démarrer, conclut-il.
— Bien compris, m’dame.
Le signaleur agita brièvement ses drapeaux. Des profondeurs de l’habitacle monta la voix de l’ingénieur :
— Prêts !
— Bon, eh bien ça y est, fit Masklinn.
— Oui, dit Gurder en jetant un regard mauvais vers Grimma. On n’a rien oublié ?
— Des tas de choses, probablement, dit Masklinn.
— En tout cas, maintenant, c’est trop tard, fit Gurder.