— Eh oui.
— Eh oui.
— Bon.
— Bon.
Ils restèrent silencieux un moment.
— Tu donnes l’ordre, ou c’est moi ? demanda Masklinn.
— Je me demandais si je ne devrais pas demander à Arnold Frères (fond. 1905) de veiller sur nous et de nous protéger. D’accord, on quitte le Grand Magasin, mais c’est quand même son camion. (Il eut un sourire pâlot et poussa un profond soupir.) J’aurais bien aimé qu’il nous adresse un signe, n’importe lequel, pour manifester son accord.
— Quand vous voulez, là-haut ! On est prêts, lança Dorcas.
Masklinn alla au bord de la plate-forme et se pencha par-dessus la frêle rambarde.
Le plancher de l’habitacle était couvert de gnomes qui empoignaient des cordes ou attendaient près des leviers et des poulies. Ils se tenaient dans l’ombre, dans le plus parfait silence, mais chaque visage était tourné vers le haut, si bien que Masklinn contemplait une mer de taches apeurées et excitées.
Il agita la main.
— Faites démarrer le moteur, dit-il (et sa voix lui parut d’une force anormale dans ce silence tendu).
Il retourna contempler le désert illuminé du garage. Quelques camions étaient garés contre le mur d’en face et un ou deux petits véhicules de chargement étaient restés à l’endroit où les humains les avaient abandonnés. Et dire qu’il avait autrefois appelé cet endroit un nid de camions ! Garage, voilà le terme correct. Étonnante, la sensation qu’on éprouvait à utiliser les mots précis. On avait l’impression de tout contrôler. On aurait dit que connaître le nom vous conférait l’usage d’une sorte de levier.
Un bourdonnement monta devant eux, puis la plate-forme trembla sous l’effet d’un roulement de tonnerre. Mais à la différence du tonnerre, le bruit ne mourut pas. Le moteur venait de démarrer.
Masklinn s’accrocha à la rambarde avant que les vibrations le délogent de son perchoir, et il sentit Angalo le tirer par la manche.
— Ça fait toujours ce bruit-là, hurla ce dernier par-dessus le vacarme. Mais on s’habitue au bout d’un moment.
— Parfait !
Ce n’était pas du bruit. C’était trop gigantesque pour être du bruit. On aurait dit de l’air solidifié.
— Je crois qu’on ferait mieux de s’entraîner un peu ! Pour prendre les bons réflexes ! Tu veux que je dise au signaleur que nous voulons avancer très lentement ?
Masklinn hocha la tête, la mine grave. Le signaleur réfléchit un instant, puis il agita ses fanions.
Masklinn put entendre Dorcas beugler des ordres. Un raclement résonna, suivi par une secousse qui faillit le projeter sur le plancher. Il réussit à se rattraper à quatre pattes et aperçut le visage épouvanté de Gurder.
— Nous nous déplaçons ! s’écria le Papeteri.
Masklinn regarda par le pare-brise.
— Exact, et devine ! hurla-t-il en se redressant d’un bond. On se déplace à reculons !
Angalo tituba vers le signaleur, qui avait laissé tomber un drapeau.
— En avant lentement, j’ai dit ! En avant lentement ! Pas en arrière ! En avant !
— J’ai signalé En avant !
— Mais on est en train de reculer ! Fais-leur signe d’aller vers l’avant !
Le signaleur se hâta de ramasser son drapeau et adressa des appels frénétiques aux équipes en bas.
— Non ! Ne leur dis pas d’aller en avant, contente-toi de leur faire signe d’arrê… commença Masklinn.
De l’arrière du camion jaillit un bruit. Le seul mot capable de le décrire était scronche, mais c’est un mot bien trop court, bien trop simple, pour faire justice à ce fracas métallique, prolongé et déplaisant, et à la secousse qui projeta à nouveau Masklinn sur le ventre. Le moteur s’arrêta.
Les échos moururent tout autour d’eux.
— Paaardon ! leur cria Dorcas, de loin.
Ils l’entendirent s’adresser aux équipes sur un ton bas et menaçant.
— Vous êtes contents ? Alors ? Vous êtes contents ? Quand je vous dis levez le levier de vitesse, et à gauche et en l’air, je veux dire, on monte, à gauche et on monte, pas on monte, à droite et on monte ! C’est compris ?
— Votre droite, ou la nôtre, Dorcas ?
— Toutes les droites !
— Non, mais…
— Il n’y a pas de Non, mais…
— Oui, mais…
Masklinn et ses compagnons s’assirent tandis que la discussion roulait d’un interlocuteur à l’autre, au-dessous d’eux. Gurder était toujours étendu sur les planches.
— Nous avons bougé ! chuchotait-il. Arnold Frères (fond. 1905) avait raison ! Tout doit disparaître !
— J’aimerais bien aller un peu plus loin, s’il n’y voit aucun inconvénient, bougonna Angalo.
— Ho, de la plate-forme ! (La voix de Dorcas tonnait avec une jovialité légèrement hystérique.) Quelques petits problèmes de mise au point, en bas. Mais tout est réglé, maintenant. Dès que vous êtes prêts, vous donnez le signal !
— Il faut encore que je regarde dans le miroir, à ton avis ? demanda Masklinn à Grimma.
Elle haussa les épaules.
— Pas la peine, décréta Angalo. Contentons-nous d’avancer. Et le plus vite possible, à mon avis. Ça sent les sens d’yesel. On a dû en renverser un bidon.
— Et ce n’est pas une bonne chose. Je me trompe ? demanda Masklinn.
— Ça brûle. Il suffit d’une étincelle ou de quelque chose dans ce genre pour y mettre le feu.
Le moteur se réveilla en rugissant. Cette fois-ci, ils avancèrent très lentement, après quelques grincements, et traversèrent la salle jusqu’à ce que le camion se retrouve face à l’immense porte de fer. Il s’arrêta avec une unique secousse.
— J’aimerais bien exécuter quelques virages pour nous entraîner, cria Dorcas. Pour bien dégrossir la manœuvre !
— Je crois que s’attarder ici ne serait vraiment pas une bonne idée, intervint Angalo, pressant.
— Tu as raison, répondit Masklinn. Plus tôt nous sortirons, mieux ça vaudra. Fais signe à Dorcas d’ouvrir la porte.
Le signaleur marqua un temps d’hésitation.
— Je ne crois pas que nous ayons prévu un tel message, avoua-t-il.
Masklinn se pencha par-dessus la balustrade.
— Dorcas !
— Oui ?
— Ouvre la porte ! Il faut sortir immédiatement !
Dorcas sembla peser cette déclaration un instant, puis il leva son porte-voix.
— Tu vas rire quand je vais te dire, annonça-t-il.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? intervint Grimma.
— Il dit que nous allons rire, répéta Angalo.
— Ah, tant mieux.
— Dépêche-toi, cria Masklinn.
La réponse de Dorcas se perdit dans le tumulte du moteur.
— Quoi ? hurla Masklinn.
— Quoi ?
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— J’ai dit : dans toute cette précipitation, j’ai complètement oublié la porte !
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gurder.
Masklinn se retourna pour considérer le rideau de fer. Dorcas avait manifesté une immense fierté en expliquant de quelle façon il l’avait bloqué. Maintenant, la barrière arborait un air particulièrement fermé. Si on pouvait dire d’un objet dépourvu de visage qu’il avait une expression de supériorité narquoise, c’était bien de cette porte.
Masklinn pivota, en proie à l’exaspération, juste à temps pour voir s’ouvrir lentement la petite porte qui donnait sur le reste du Grand Magasin. Une petite silhouette s’y encadrait, derrière un cercle net de lumière blanche.
L’expression sa terrible torche s’afficha aussitôt dans la tête de Masklinn.