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Le silence retomba, seulement troublé par les sifflements et les ping, ping du moteur.

Puis la voix de Dorcas monta des ténèbres, sur un ton mesuré mais chargé de menace.

— Ça vous dérangerait de nous expliquer ce que vous fichez, là-haut ?

— Il faut trouver un moyen plus efficace de nous diriger, répondit Angalo. Et les lumières. Il devrait y avoir un bouton pour les lumières, quelque part.

Masklinn se remit sur pied. Le camion semblait coincé dans une ruelle sombre et étroite. On ne voyait aucun éclairage.

Il aida Gurder à se relever et l’épousseta. Le Papeteri semblait abasourdi.

— On est arrivés ? demanda-t-il.

— Pas tout à fait, répondit Masklinn. Nous nous sommes arrêtés pour euh… pour mettre au point de menus détails. Pendant qu’ils règlent ça, je crois qu’on ferait bien de passer derrière et de vérifier que tout le monde va bien. Les gens doivent être inquiets. Viens avec nous, Grimma.

Ils descendirent et abandonnèrent Angalo et Dorcas à leur débat de fond sur la direction, les lumières, la clarté des directives et le besoin d’obtenir ces trois éléments.

L’arrière du camion était rempli par un brouhaha de voix, auquel se mêlaient les pleurs des bébés. Un assez grand nombre de gnomes avaient été contusionnés par les embardées, et Mémé Morkie posait des attelles sur la jambe cassée d’un gnome surpris par la chute d’une caisse, lors de la collison avec le mur.

— Un peu plus brutal que la dernière fois, commenta-t-elle d’un ton acide, en nouant le bandage. Pourquoi s’est-on arrêtés ?

— Juste le temps de régler quelques problèmes, répondit Masklinn en tentant de projeter plus d’optimisme qu’il n’en ressentait vraiment. Nous devrions bientôt nous remettre en route. Maintenant que tout le monde sait à quoi s’attendre.

Il regarda les noires profondeurs du camion et la curiosité l’envahit.

— Pendant qu’on attend, je vais aller jeter un coup d’œil au-dehors, annonça-t-il.

— Quelle idée ! Pourquoi ? s’enquit Grimma.

— Eh bien, pour… tu sais bien, pour jeter un coup d’œil, répondit Masklinn, embarrassé. (Il donna un coup de coude à Gurder.) Tu veux m’accompagner ?

— Quoi ? Dehors ? Moi ?

Cette proposition paraissait épouvanter le Papeteri.

— Il faudra bien que tu y ailles, tôt ou tard. Pourquoi pas maintenant ?

Gurder hésita un instant, avant de hausser les épaules.

— On pourra voir le Grand Magasin (il passa sa langue sur ses lèvres sèches) de Y extérieur ? s’enquit-il.

— Possible. Nous ne sommes pas allés très loin, admit Masklinn avec toute la diplomatie possible.

Une équipe de gnomes les aida à franchir le bord du camion et ils se laissèrent glisser jusqu’à ce que Gurder aurait certainement appelé le plancher. Il était humide et une légère brume flottait dans l’air. Masklinn respira à pleins poumons. On était bien dehors, pas de doute. L’air, le vrai, avec un petit fond frais. On sentait une atmosphère neuve, pas une que des milliers de gnomes avaient utilisée avant lui.

— Les extincteurs automatiques se sont mis en route, constata Gurder.

— Les quoi ?

— Les extincteurs, répéta Gurder. Ils sont installés au plafond, tu sais, en cas d’inc…

Il s’interrompit et leva les yeux.

— Oh, miséricorde ! souffla-t-il.

— Je crois que tu veux parler de la pluie, expliqua Masklinn.

— Oh, miséricorde !

— C’est simplement de l’eau qui tombe du ciel. (Masklinn sentit que Gurder attendait de lui une explication plus exhaustive.) C’est mouillé, ajouta-t-il, et on peut en boire. La pluie, quoi. Inutile d’avoir la tête pointue. Ça dégouline quand même.

— Oh, miséricorde !

— Tu te sens bien ?

Gurder grelottait.

— Il n’y a pas de toit ! gémit-il. Et tout est si grand !

Masklinn lui tapota l’épaule.

— Bien entendu, tout cela est nouveau pour toi. Il ne faut pas t’inquiéter si tu ne comprends pas tout.

— Tu es en train de te moquer de moi en douce, hein ?

— Mais non, pas vraiment. Je sais quelle impression ça fait, de se sentir effrayé.

Gurder se reprit.

— Effrayé, moi ? Ne sois pas ridicule. Je vais parfaitement bien. J’ai simplement été un peu pris de court. Je, euh… je ne m’attendais pas à ce que ce soit tellement, tellement, tellement extérieur. Maintenant que j’ai eu le temps de m’y habituer, je me sens beaucoup mieux. Tiens, tiens. Alors, voilà donc à quoi ça ressemble, le Dehors (il fit rouler le mot sous sa langue, comme un bonbon neuf). C’est très, euh… grand. Tout est là, ou il y en a davantage ?

— Bien davantage, répondit Masklinn. Là où nous vivions, il n’y avait que du dehors, d’un bord du monde à l’autre.

— Oh, fit Gurder d’une petite voix. Bon, je crois que j’ai eu une dose de dehors suffisante, pour une première fois. Très bien.

Masklinn se retourna pour regarder le camion. Il était presque coincé dans une ruelle envahie de détritus. Le véhicule était sévèrement enfoncé à l’arrière.

L’éclairage public et la bruine faisaient reluire l’embouchure de la ruelle. Sous les yeux du gnome, un véhicule coiffé d’une lumière bleue clignotante passa avec un chuintement. Il chantait. Masklinn ne pouvait pas trouver de terme plus approprié pour décrire le son qu’il produisait.

— Très bizarre, constata Gurder.

— Ça arrivait parfois, chez nous, dit Masklinn.

C’était une satisfaction secrète, après tout ce temps, d’être celui qui savait les choses.

— On en entendait qui remontaient la voie rapide comme ça. Wouin-won, wouin-won, WOUIN-WON, WOUIN-WON, wouin-won. Je crois que c’est pour demander aux gens de le laisser passer.

Ils longèrent prudemment le caniveau et se penchèrent pour regarder au coin du trottoir, tandis que passait une autre voiture chanteuse.

— Oh, Bonnes Affaires ! s’exclama Gurder en plaquant ses mains sur sa bouche.

Le Grand Magasin brûlait.

Des flammes léchaient certaines fenêtres des étages supérieurs comme des rideaux agités par la brise. Un nuage de fumée montait lentement du toit et dressait une colonne plus sombre contre le ciel pluvieux.

Le Grand Magasin vivait sa dernière vente. Il avait lancé de Grands Soldes de Liquidation, et proposait un splendide choix d’étincelles, et des flammes à portée de toutes les bourses.

Des humains s’agitaient dans les rues adjacentes. Il y avait quelques camions qui soutenaient des échelles. On aurait dit que les humains lançaient de l’eau contre les bâtiments.

Masklinn surveilla Gurder du coin de l’œil, en se demandant comment le gnome allait réagir. En fait, il prit la chose beaucoup mieux que Masklinn ne l’aurait redouté, mais quand il parla, ce fut d’une voix mécanique, comme s’il tentait de maintenir un ton égal.

— Je… je n’avais pas imaginé ça de cette façon, croassa-t-il.

— Non.

— Nous… nous sommes partis juste à temps.

— Oui.

Gurder toussa. On aurait dit qu’un long conciliabule avec lui-même venait d’aboutir à une conclusion.

— Grâce à Arnold Frères (fond. 1905), décréta-t-il d’une voix ferme.

— Euh, pardon ?

Gurder regarda Masklinn dans les yeux.

— S’il ne t’avait pas appelé dans le Grand Magasin, nous y serions tous encore, dit-il, sa confiance croissant à chaque mot.

— Mais…

Masklinn s’interrompit. Ça ne tenait pas debout. S’ils n’étaient pas partis, il n’y aurait pas eu d’incendie. Oui ou non ? Difficile d’être catégorique. Peut-être que le feu s’était échappé d’un seau à incendie. Mieux valait ne pas discuter. Il y a des sujets sur lesquels les gens n’aiment guère débattre. Tout cela était très compliqué.