— C’est curieux qu’il laisse brûler le Grand Magasin, fit-il remarquer.
— Il pouvait l’empêcher, repartit Gurder. Il y a les extincteurs, et puis ces machins spéciaux, pour faire partir le feu. Des postes d’incendie, ça s’appelle. Mais il livre le Grand Magasin aux flammes, car nous n’en avions plus besoin.
Avec fracas, l’ensemble du dernier étage s’effondra vers l’intérieur.
— C’est le Service Clientèle qui disparaît, dit Masklinn. J’espère que tous les humains se sont échappés.
— Qui ça ?
— Tu sais bien. On a lu leur nom sur les portes. Salaires. Comptabilité. Personnel. Directeur général.
— Je suis certain qu’Arnold Frères (fond. 1905) a pris toutes les dispositions nécessaires.
Masklinn haussa les épaules. Puis il aperçut une silhouette se découpant sur les flammes : c’était Prix Sacrifiés. Aucune erreur possible, à cause du chapeau. Il avait même sa torche à la main, et tenait une grande conversation avec d’autres humains. Quand il se retourna à moitié, Masklinn vit son visage. Il paraissait très fâché.
Il semblait aussi très humain. Sans sa terrible lumière et les ombres nocturnes du Grand Magasin, Prix Sacrifiés n’était qu’un humain comme les autres.
Ceci dit…
Non, c’était trop compliqué. Et il y avait plus important à faire.
— Viens, rentrons. Je crois que nous devrions nous éloigner d’ici le plus vite possible.
— Je demanderai à Arnold Frères (fond. 1905) de nous guider et de nous inspirer, affirma Gurder.
— Oui, parfait. Excellente idée. Pourquoi pas ? Mais pour l’instant, il faut vraiment…
— N’a-t-il pas écrit : N’hésitez pas à demander ce que vous ne voyez pas en rayon ?
Masklinn le prit d’autorité par le bras. Tout le monde a besoin de quelque chose, pensa-t-il. Et puis, sait-on jamais ?
— Je tire sur cette ficelle, expliqua Angalo en montrant le fil qui disparaissait par-dessus son épaule dans les tréfonds de l’habitacle, et le chef de l’équipe de tournage à gauche du volant saura que je veux tourner à gauche. Parce que le fil est relié à son bras. Et l’autre va vers l’équipe qui tourne à droite. Il y aura donc besoin de moins de signaux et Dorcas pourra se concentrer sur les vitesses, et tous les machins. Et sur les freins. Après tout, ajouta-t-il, on ne peut pas espérer qu’il y aura toujours un mur quand on voudra s’arrêter.
— Et les lumières ? demanda Masklinn.
Angalo eut un sourire radieux.
— Le signal des lumières, ordonna-t-il au gnome aux drapeaux. Ce qu’on a fait, c’est attacher des fils aux déclencheurs…
On entendit un clic. Un grand bras de métal se déplaça sur le pare-brise, balayant les gouttes de pluie. Ils l’observèrent un moment.
— On ne peut pas dire que ça éclaire beaucoup, fit remarquer Grimma.
— Erreur de bouton, grommela Angalo. Signale-leur de laisser les essuyeurs branchés mais d’allumer les lumières.
On entendit une discussion étouffée au-dessous d’eux, puis un nouveau clic. Aussitôt, l’habitacle s’emplit de la pulsation lente et grave d’une voix humaine.
— Pas d’affolement, c’est juste la radio, expliqua Angalo. Mais dis à Dorcas que ce ne sont toujours pas les lumières.
— Les radios, je connais, pas la peine de me dire ce que c’est, se gendarma Gurder.
— Ah, bon. Et qu’est-ce que c’est, exactement ? s’enquit Masklinn.
— 199,9 F Piles Non Comprises, entonna Gurder. PO, GO, FM et Lecteur Cassettes Autoreverse. Une Affaire Exceptionnelle À Saisir.
— Pogo Fum ? répéta Masklinn.
— Absolument.
La voix de la radio continuait de son débit monotone.
— … lus grand incendie de l’histoire de la ville. Les renforts de pompiers sont venus de partout, et même de Newtown. Par ailleurs, la police recherche toujours un des camions du magasin, aperçu pour la dernière fois peu de temps avant…
— Les lumières. Les lumières, bon sang. Le troisième bouton de la rangée, s’impatienta Angalo.
Quelques secondes d’attente et soudain la ruelle devant le camion fut inondée d’une clarté blanche.
— Il devrait y en avoir deux, mais on en a cassé une en quittant le Grand Magasin, constata Angalo. Bon, alors, tout le monde est prêt ?
— Quiconque apercevra le véhicule en question doit contacter la police de Grimethorpe au…
— Et arrête-moi cette radio, lança Angalo. Ces mugissements commencent à me taper sur les nerfs.
— J’aimerais bien comprendre ce que ça dit, s’interrogea Masklinn. Je suis sûr qu’ils ont une certaine intelligence, quand on peut les comprendre.
Il adressa un signe de tête à Angalo.
— Bon, fit-il. On y va.
La manœuvre se déroula beaucoup mieux, cette fois-ci. Le camion racla le mur un moment avant de se dégager et il descendit doucement l’étroite ruelle en direction des lumières à l’autre extrémité. Quand le véhicule émergea de l’étau des murs sombres, Angalo fit donner du frein, et le véhicule s’arrêta avec une secousse assez modeste.
— Par où ? demanda-t-il.
Masklinn n’avait aucune idée sur le sujet. Gurder étudia les pages de l’agenda.
— Ça dépend de l’endroit où on veut aller, dit-il. Cherchez des panneaux qui disent, euh… Afrique. Ou Canada, peut-être.
— Il y en a un, là-bas, annonça Angalo en tentant de voir à travers le rideau de pluie. Il dit Centre Ville. Et puis il y a une flèche, et ça dit… (Il plissa les yeux.) Sens inu…
— Sens Unique, murmura Grimma.
— Centre Ville, ça ne me semble pas très recommandé, fit Masklinn.
— En plus, je n’arrive pas à le localiser sur la carte, renchérit Gurder.
— Eh bien ! on va prendre l’autre direction, déclara Angalo en tirant sur un filin.
— Je ne suis pas sûr, objecta Masklinn. Sens unique… Je crois qu’on ne devrait l’emprunter que dans un sens.
— Mais c’est tout à fait ce que j’ai l’intention de faire, répliqua Angalo, goguenard. On va dans ce sens-là.
Le camion quitta la ruelle pour s’engager sur la route avec un choc bien net.
— Envoyez de la seconde, ordonna Angalo. Et un peu de pédale va-vite.
Une voiture s’écarta brutalement de leur chemin, en faisant beugler son klaxon, qui sonna aux oreilles des gnomes comme une vraie corne de brume.
— Il y a vraiment des conducteurs qu’on ne devrait pas laisser aux commandes d’un véhicule ! jugea Angalo. (On entendit un choc et les restes d’un lampadaire rebondirent au loin.) Et quelle idée d’encombrer la rue avec ces bêtises !
— Souviens-toi de montrer de la considération à l’égard des autres usagers, intervint Masklinn avec sévérité.
— Eh ben ? Qu’est-ce que je fais, à ton avis ? Je les évite, non ? C’était quoi, ce boum ?
— Des buissons, il me semble.
— Tu vois ? Qu’est-ce que je disais ? Pourquoi est-ce qu’ils fichent des machins comme ça au milieu de la rue ?
— J’ai l’impression que la rue serait un peu plus sur ta droite, intervint Gurder.
— Et en plus, elle se déplace ! maugréa Angalo en tirant légèrement le filin de droite.
Il était presque minuit, et Grimethorpe n’était pas une bourgade très vivante, la nuit tombée. Par conséquent, il n’y eut personne pour se précipiter sur le camion quand l’énorme forme en assez mauvais état quitta la rue du Conseiller municipal Surley pour s’engager avec un rugissement sur l’Avenue John Lennon, sous la clarté jaune des lampes à sodium. La pluie s’était arrêtée, mais des volutes de brume s’étiraient en travers de la route.