Si l’observateur avait compris le langage des humains, il aurait entendu quelqu’un s’exclamer : Très bien, gros malin, ça suffira pour cette nuit, puis ajouter : Où il est passé ? Y a que de la ficelle, là-dedans ! Ensuite, quelqu’un avait dit : Je parie qu’il a sauté en marche et qu’il s’est tiré à travers champs.
Et tandis que se déroulait toute cette scène, que les policiers exploraient la haie sans conviction et braquaient leurs torches sur le brouillard environnant, l’observateur aurait pu remarquer que deux ombres minuscules sortaient en courant de l’arrière du camion pour disparaître sous la voiture. Elles se déplaçaient très vite, comme des souris. Et comme des souris, elles avaient une voix suraiguë, un débit rapide et une diction couinante.
Elles transportaient une paire de pinces.
Quelques secondes plus tard, elles repassèrent en sens inverse. Et à l’instant où elles disparaissaient à nouveau sous le camion, ou presque, celui-ci redémarra.
Les humains poussèrent des cris et regagnèrent leur voiture.
Mais au lieu de redémarrer avec un vrombissement, le véhicule fit : criiiii, criiii, crii, dans la nuit embrumée.
Au bout d’un moment, l’un d’eux finit par sortir et soulever le capot.
Tandis que le camion disparaissait dans la brume qui avala son unique feu arrière, l’humain s’agenouilla, plongea la main sous la voiture et empoigna un certain nombre de fils électriques proprement sectionnés…
Voilà à quoi aurait assisté un observateur. Mais sur les lieux, il n’y avait que deux vaches, et elles ne comprirent rien.
Peut-être que l’histoire se termine presque là.
Quelques jours plus tard, on retrouva le camion dans un fossé, à quelque distance de la ville. Le plus étrange, c’est qu’on avait volé la batterie et tous les fils électriques. Ainsi que la radio.
La cabine était envahie de bouts de ficelle.
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XV. Et les Gnomes dirent : voici un nouveau Site, qui sera Nôtre jusqu’à la Consommation des Temps…
XVI. Et l’Étranger garda le Silence.
Autrefois, c’était une carrière. Les gnomes le savaient, parce que sur le portail un panneau rouillé proclamait : Carrière, Danger. Défense d’entrer.
Ils l’avaient découverte après la panique d’une course folle à travers champs. Un coup de chance, si l’on écoutait Angalo. L’intervention d’Arnold Frères (fond. 1905), à en croire Gurder.
Il importe peu de savoir comment ils s’installèrent, comment ils découvrirent les quelques vieux bâtiments en ruine, explorèrent les galeries et les tas de rocaille, comment ils chassèrent les rats. Ce n’était pas très difficile. Le plus délicat fut de persuader les gnomes les plus âgés de s’aventurer au-dehors ; ils se sentaient mieux avec un plancher au-dessus de la tête. Sur ce chapitre, Mémé Morkie s’avéra précieuse. Elle montra aux anciens comment elle allait et venait en plein Dehors, et comment elle bravait le terrifiant Air Frais.
De plus, les provisions emportées du Grand Magasin ne durèrent pas éternellement. La faim se fit sentir, mais les champs alentour étaient peuplés de lapins. On y trouva des Légumes, également. Pas des beaux et des propres, évidemment, tels qu’Arnold Frères (fond. 1905) les avait voulus, mais des légumes simplement plantés dans le sol et couverts de terre. Il y eut des protestations. Les taupinières qui apparurent dans un champ voisin n’étaient que les traces d’exploitation de la première mine expérimentale de pommes de terre…
Après quelques mésaventures cuisantes, les renards apprirent à garder leurs distances.
Et puis Dorcas découvrit de l’électricité, toujours présente dans des fils qui conduisaient à une boîte, au fond d’un hangar abandonné. Il fallut déployer presque autant de stratégie pour y avoir accès que durant le Grand Exode, et on mit nombre de manches à balais et de gants en caoutchouc à contribution.
Après mûre réflexion, Masklinn avait poussé le Truc contre un des fils électriques. Le Truc avait fait clignoter quelques lumières, mais sans rompre son silence. Masklinn sentait qu’il écoutait. Il l’entendait les écouter.
Il l’avait repris et enfourné dans une des fentes d’un mur. Il avait l’obscur pressentiment que l’heure d’utiliser le Truc n’avait pas encore sonné. Il songea que, plus ils reculeraient le moment de le consulter, plus ils auraient de temps pour mettre au point ce qu’ils étaient en train de faire. Masklinn avait envie de le réveiller un jour pour lui annoncer :
— Regarde ce qu’on a fait, et on l’a fait tout seuls.
D’après les calculs de Gurder, ils devaient se trouver quelque part en Chine.
Et ainsi l’hiver se changea en printemps, et le printemps devint été…
Mais ce n’était pas fini, Masklinn le sentait.
Il était assis sur les rochers qui dominaient la carrière, pour monter la garde. Il y avait toujours une sentinelle en faction, au cas où. Une des inventions de Dorcas, un interrupteur relié par un fil électrique à une ampoule installée sous un des hangars, était dissimulée sous une pierre, à côté de lui. On lui avait promis une radio pour un de ces jours. Un de ces jours, ce serait peut-être bientôt : Dorcas avait des disciples, désormais. Ils passaient pas mal de temps dans un hangar délabré, entourés de longueurs de fil électrique, en arborant une expression de très grand sérieux.
Monter la garde était une activité très prisée, du moins les jours où il faisait beau.
Ils étaient chez eux, maintenant. Les gnomes s’installaient, remplissaient les coins, planifiaient, s’étalaient, commençaient à se sentir à leur place.
Bobo, en particulier. Il avait disparu le premier jour, pour refaire surface longtemps après, crasseux et fier de lui, chef des rats de la carrière et heureux père d’une portée de petits ratons. Peut-être fallait-il voir là la raison de l’entente cordiale entre gnomes et rats. Ils s’évitaient poliment chaque fois que c’était possible, et personne ne mangeait personne.
Ils sont plus à leur place ici que nous, songeait Masklinn. Nous ne sommes pas vraiment à l’endroit qui nous convient. C’est un lieu qui appartient aux humains. Ils l’ont oublié pour le moment, mais un jour, ils s’en souviendront. Ils reviendront et nous devrons repartir. Nous devrons toujours partir. Nous essaierons toujours de créer nos petits mondes à nous au sein de ce grand monde. Autrefois, nous possédions tout. Maintenant, nous nous estimons heureux de pouvoir en annexer un petit bout.
Il baissa les yeux vers la carrière au-dessous de lui. Il distinguait tout juste Grimma, assise au soleil en compagnie de quelques jeunes gnomes à qui elle apprenait à lire.
Ça, c’était déjà une bonne chose. Lui ne serait jamais doué pour la lecture, mais les enfants semblaient y parvenir avec facilité.
Les problèmes subsistaient, cependant. Les familles rayonales, par exemple. Elles n’avaient plus de rayon à régir, et passaient beaucoup de temps à se chamailler. Les disputes semblaient perpétuelles, et on semblait attendre de lui qu’il tranche entre les camps. Apparemment, les gnomes ne collaboraient que quand leur esprit était occupé par un problème grave…
Plus loin que la lune, avait dit le Truc. Vous viviez dans les étoiles.