— Exactement.
— Mais c’est impossible !
— Ah bon ?
Masklinn commençait à s’inquiéter.
— Il n’y a rien, Dehors ! insista l’étranger.
— Ah bon ? Ben, c’est pourtant bien de là qu’on vient, apparemment. Il y a un problème ?
— Tu veux dire… De Dehors pour de bon ? fit le gnome en s’approchant à petits pas.
— Ben, oui, je crois. On n’y a jamais beaucoup réfléchi. Où est-ce qu’on se tr…
— Ça ressemble à quoi ?
— Quoi ?
— Dehors ! Ça ressemble à quoi ?
Masklinn resta perplexe.
— Ben, euh… c’est… plutôt grand…
— Et puis ?
— Et, euh… y a du dehors partout…
— Et puis ? Et puis ?
— Avec, tu sais, des machins…
— C’est vrai que le plafond est si haut qu’on ne le voit même pas ? demanda le gnome qui, apparemment, ne tenait plus en place à force d’excitation.
— Je ne sais pas. C’est quoi, un plafond ?
— Ça, répondit le gnome en levant le doigt vers un toit fait de poutrelles et d’ombres.
— Oh, je n’ai jamais rien vu de ce genre. Dehors, c’est bleu ou gris, avec des machins blancs qui flottent dedans.
— Et… et… les murs sont très très écartés et il y a une sorte de moquette verte qui pousse sur le sol ? demanda le gnome, en dansant d’un pied sur l’autre.
— Je sais pas, répondit Masklinn, de plus en plus mystifié. C’est quoi, la moquette ?
— Oh, bon sang !
Le gnome parut se reprendre et tendit une main tremblante.
— Je me nomme Angalo. Angalo de Merceri. Haha ! Mais, bien sûr, ça ne signifie rien pour vous ! Et voici Bobo.
Le rat parut esquisser un sourire. Masklinn n’avait jamais vu personne donner un nom à un rat, à part repas, peut-être, quand on y était obligé.
— Moi, c’est Masklinn. Je peux faire descendre les autres ? Le voyage a été long.
— Oh, bon sang. Bien sûr ! Tous venus de Dehors ? Mon père ne me croira jamais !
— Excusez-moi, je ne comprends pas. Qu’y a-t-il de si étonnant ? Nous étions dehors. Maintenant, on est dedans.
Angalo l’ignora. Il contemplait les autres qui descendaient le filin en ronchonnant, à cause de leurs courbatures.
— Et il y a des vieux, aussi ! Et ils nous ressemblent ! Ils n’ont même pas la tête pointue, rien ! s’émerveilla Angalo.
— Insolent ! jeta Mémé Morkie.
Angalo cessa de sourire.
— Madame, répliqua-t-il sur un ton glacial, savez-vous bien à qui vous vous adressez ?
— À quelqu’un qui a encore l’âge de se prendre une bonne fessée, dit Mémé Morkie. Si j’étais vraiment comme vous, freluquet, je me surveillerais davantage. Des têtes pointues, je vous demande un peu !
La bouche d’Angalo s’ouvrit et se referma en silence. Puis il déclara :
— C’est stupéfiant ! Enfin, je veux dire… Dorcas disait que même si la vie parvenait à se développer en dehors du Grand Magasin, elle ne ressemblerait à rien de ce que nous connaissons ! Je vous en prie, je vous en prie, veuillez me suivre.
Tandis qu’Angalo se hâtait vers l’autre bout du nid de camions, ils échangèrent un regard, avant de se décider à le suivre. Ils n’avaient guère le choix.
— Je me souviens du jour où ton père est resté trop longtemps au soleil. Il débitait des fariboles, exactement comme celui-ci, chuchota Mémé Morkie.
Torritt sembla arriver à une décision. Ils attendirent poliment de la connaître.
— Je me dis… Je me dis qu’on devrait manger son rat.
— Oh, toi, tais-toi, jeta Mémé par pur réflexe.
— Ben ? C’est moi, le chef. T’as pas le droit de t’adresser comme ça au chef, geignit Torritt.
— Mais oui, bien sûr que c’est toi, le chef, aboya Mémé Morkie. Qui a dit le contraire ? J’ai dit le contraire ? Non. C’est toi, le chef.
— Ah ! fit Torritt en reniflant.
— Et maintenant, tu te tais.
Masklinn alla taper sur l’épaule d’Angalo.
— Mais où est-ce qu’on est ?
Angalo s’arrêta devant le mur qui s’élevait à une altitude vertigineuse.
— Vous ne le savez donc pas ?
— On se disait… en fait, on espérait seulement que les camions nous conduiraient… qu’ils nous conduiraient dans un endroit agréable à vivre, expliqua Grimma.
— Eh bien, vous ne vous êtes pas trompés, se rengorgea Angalo. Il n’y a pas de meilleur endroit au monde. Vous êtes dans le Grand Magasin !
2
XIII. Or, dans le Grand Magasin ne régnaient ni la Nuit ni le Jour, mais seulement l’Heure d’Ouverture et l’Heure de Fermeture. Point n’y tombait la Pluie, non plus que la Neige.
XIV. Ainsi, les gnomes crûrent en tour de taille et se multiplièrent au fil des ans, passant leur temps en Querelles et Petites Guerres entre Rayons et oubliant toute Science du Dehors.
XV. Car, disaient-ils, N’est-il point vrai que chez Arnold Frères (fond. 1905) on trouve TOUT sous UN SEUL TOIT ?
XVI. Et de ceux qui se risquaient à dire : Point vraiment TOUT, peut-être, on se moqua cruellement, en les poussant du coude.
XVII. Et d’autres gnomes arguèrent : S’il existe un Dehors, que nous offrirait-il que nous n’avons point ? Car en ce lieu, nous jouissons de la puissance de l’Électrique, de l’Alimentation et de moult Distractions variées.
XVIII. Ainsi le manteau des Saisons qui passaient se fit-il plus épais que les Coussins du Rayon Literie (3e étage).
XIX. Mais un jour, un Étranger arriva d’une lointaine contrée en poussant une vaste clameur : malheur à vous, malheur à vous !
Ils se cognaient les uns aux autres et avançaient, tête en l’air, bouche bée, en écarquillant les yeux. Angalo s’était arrêté devant un trou dans le mur et leur fit signe d’y passer rapidement.
— Là-dedans, enjoignit-il.
Mémé Morkie renifla avec dédain.
— Mais c’est un trou à rat. Vous n’allez pas me demander d’emprunter un trou à rat ?
Elle se retourna vers Torritt.
— Il me demande d’emprunter un trou à rat ! Je refuse d’emprunter un trou à rat !
— Et pourquoi donc ? s’enquit Angalo.
— Mais parce que c’est un trou à rat !
— Non, voyons ; ça y ressemble, c’est tout. C’est juste une porte dérobée.
— Votre rat vient d’y passer à l’instant, triompha Mémé Morkie. J’ai des yeux pour voir. C’est un trou à rat.
Angalo jeta à Grimma un regard implorant et plongea dans le trou. Elle passa la tête à sa suite.
— Je ne crois pas que ce soit un trou à rat, Mémé, annonça-t-elle d’une voix légèrement étouffée.
— Et pourquoi donc, je te prie ?
— Parce qu’il y a un escalier. Oh, et de mignonnes petites lumières.
L’ascension fut longue. Ils durent faire halte à plusieurs reprises pour permettre aux anciens de les rattraper, et il fallut soutenir Torritt sur la majeure partie du trajet. Au sommet, par une porte à l’aspect plus digne, l’escalier débouchait dans…
Même durant son enfance, Masklinn n’avait jamais vu plus de quarante gnomes à la fois.
Il y en avait davantage, ici. Et de la nourriture. Ça ne ressemblait à rien qu’il connaissait, mais c’était obligatoirement de la nourriture. Après tout, l’assistance s’en régalait.