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Gérard de Villiers

Les canons de Bagdad

Chapitre premier

— Le voilà ! Laisse-nous.

La voix de Tarik Hamadi vibrait d’excitation. Un collégien voyant apparaître l’objet de sa flamme ! Un sourire radieux découvrit ses dents très blanches, sous la grosse moustache noire, drue et soigneusement taillée. Son poil était si vivace qu’à peine une heure après s’être rasé, ses joues recommençaient à bleuir. Avec ses cheveux abondants coupés court, son front bas, ses traits épais et énergiques, ses yeux froids, à l’expression facilement cruelle, il exerçait, sur ceux qui l’entouraient, une fascination craintive.

Son compagnon lui ressemblait, en plus jeune et plus fin. Il se leva vivement, traversant la grande pièce ronde aux murs de pierre qui avait jadis servi de salle de conférence à Adolf Hitler. Le « nid d’aigle » du Führer, sa résidence favorite, construit au sommet du Kehlstein, à 1 800 mètres d’altitude, en plein cœur de l’Obersalzberg, les Alpes bavaroises, tout près de l’Autriche et au-dessus de Berchtesgaden, avait été transformé en restaurant-salon de thé et accueillait tous les jours des centaines de touristes, attirés aussi bien par la vue superbe que par une attirance un peu malsaine. Autour de Tarik Hamadi, des dizaines d’Américains et d’Allemands dévalisaient la boutique de souvenirs ou admiraient la grande pièce aux murs de granit gris. Rien n’avait changé depuis 1945. Ni les poutres apparentes du plafond, ni la majestueuse cheminée de marbre rouge offerte par Mussolini. Des fenêtres, on apercevait le superbe panorama de l’Obersalzberg bavarois. Le « nid d’aigle » n’avait jamais été touché par les bombes alliées, ni démoli. Seuls ses occupants avaient changé. Pour 24 marks, les visiteurs prenaient des bus orange, huit cents mètres plus bas, à Intereck, et pouvaient admirer pendant 6 kilomètres et demi un site exceptionnel, avant de déguster une bière ou un goulash à la Kehlstein Haus.

Les bus débarquaient leur chargement en face d’un tunnel de 300 mètres en marbre brut qui menait les visiteurs à un luxueux ascenseur aux banquettes de cuir vert pour parcourir les derniers 124 mètres. Les touristes les plus courageux pouvaient, à la place de l’ascenseur, emprunter un raidillon encore couvert de plaques de neige.

Tarik Hamadi adressa un signe à l’homme qui hésitait au sommet des marches séparant la pièce ronde de la salle à manger. Lui aussi avait le type oriental avec un nez immense et une abondante chevelure poivre et sel. De toute petite taille, il tenait une grosse serviette de cuir à la main. Il aperçut Hamadi et descendit les marches. Tarik Hamadi se leva pour l’accueillir et l’étreignit en se penchant, car l’autre lui arrivait tout juste à l’épaule.

— Farid ! Je commençais à m’inquiéter. Tout va bien ?

Farid Badr se laissa tomber sur une chaise avec un soupir.

— Tout va bien, mais ce que c’est haut ! Moi qui ai le vertige… Dans le bus, on a l’impression d’être en hélicoptère. Je meurs de faim.

Tarik Hamadi se leva.

— Viens, j’ai réservé une table. Ici, on ne sert pas à manger.

Les deux hommes traversèrent la salle ronde pour en gagner une plus petite carrée, en contrebas, la « Scharitzkehstube », ou salle Eva Braun, plus intime avec ses boiseries de sapin. Elle était presque vide et Tarik Hamadi s’installa près d’une fenêtre d’où on apercevait, à l’ouest, les dernières neiges du mont Watzmann. Une serveuse en costume bavarois vint aussitôt prendre leur commande. Wienerschnitzel, goulash et Apfelstrudel. Les touristes ne venaient pas pour la gastronomie, mais pour humer les souvenirs sataniques du nazisme. Comment imaginer que cette coquette taverne, typiquement bavaroise, ait servi de salle de conférence à Adolf Hitler ?

À peine la serveuse partie, Tarik Hamadi se pencha avidement vers le nouveau venu.

— Tu l’as ?

Farid Badr inclina affirmativement la tête.

— Montre !

— Ici ?

Tarik Hamadi balaya l’objection d’un haussement d’épaules.

— Il n’y a que des touristes. Tu es sûr de ne pas avoir été suivi ?

— J’ai tout fait pour ça à Munich.

— Et avant ?

— Rien d’inquiétant.

Devant le regard insistant de Tarik Hamadi, Farid Badr ouvrit sa serviette et en sortit un sachet en plastique. Il contenait un petit cylindre rouge, à peine plus gros qu’une pellicule photo 24 x 36, d’où émergeait un câble noir dont la section comportait au moins une dizaine de fils très fins. Tarik Hamadi prit l’objet entre ses doigts, comme s’il s’agissait d’un joyau. Puis, il étendit le bras à travers la table et serra l’épaule de Farid Badr à la broyer.

— Bravo. Et les autres ? Combien y en a-t-il ?

— Quarante. Ils arrivent par la voie prévue.

Tarik Hamadi tournait entre ses gros doigts l’étrange objet, sans se décider à le remettre dans son sachet de plastique.

— C’est donc ça un krytron ? Comment se fait-il que nous ne sachions pas en fabriquer ?

Farid Badr, qui avait quelques connaissances scientifiques, lui adressa un sourire indulgent.

— Les Britanniques eux-mêmes ne le savent pas. Ceux-ci sont fabriqués à Wellesley, dans le Massachusetts. C’est de la très, très haute technologie, sous son aspect banal. Pour qu’une réaction nucléaire s’enclenche, il faut apporter une quantité d’énergie initiale. Ce que l’on obtient grâce à une charge d’explosif classique, placée au contact du plutonium. C’est un krytron qui la déclenche en produisant une impulsion électrique de haut voltage en un millième de seconde. Seuls quatre pays en fabriquent : les USA, la France, la Chine et Israël.

— Mais comment as-tu fait ? demanda admirativement Tarik Hamadi à son compagnon.

Avant de lui répondre, Farid Badr récupéra délicatement son krytron et le remit dans sa serviette.

— Ces krytrons sont aussi utilisés dans la technologie des lasers, expliqua-t-il, et dans l’exploration pétrolière. J’ai dû procéder à un petit « montage » pour devenir un acheteur non suspect…

La serveuse apporta le Wienerschnitzel et le goulash. Tarik Hamadi attaqua sa viande avec appétit.

— C’est fantastique, dit-il à mi-voix. Le projet Osirak va enfin voir le jour.

À part Farid Badr, seule une poignée d’intimes du président irakien, Saddam Hussein, savaient ce qu’était le projet Osirak.

Certains faits étaient bien sûr de notoriété publique. On savait que, depuis des années, l’Irak cherchait à fabriquer des armes nucléaires et leurs vecteurs, afin de posséder l’arme absolue contre Israël, l’ennemi honni. Déjà, en 1981, l’aviation israélienne avait détruit un réacteur « expérimental » à Tammouz, mais les travaux avaient continué, en secret.

Tarik Hamadi mangeait à toute vitesse. Il termina bien avant Farid Badr et se pencha au-dessus de la table.

— La Chine nous a enfin livré des centrifugeuses hypersophistiquées dont nous avions besoin pour séparer les isotopes, dit-il à voix basse. Elles sont installées et fonctionnent. Grâce à tes krytrons, nous allons enfin pouvoir assembler et essayer notre premier engin nucléaire.

— Où ? ne put s’empêcher de demander Farid Badr.

— C’est encore un secret, expliqua Tarik Hamadi. En Mauritanie. Ils ont terriblement besoin d’argent. Avec les Africains, si on a de quoi payer, on obtient tout. Cela permettra de procéder aux dernières mises au point avant l’utilisation effective.

— Vous allez en équiper votre missile El Abbas[1] ?

Le visage de l’Irakien se renfrogna.

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1

Missile fabriqué en Irak, dérivé du missile soviétique SCUD.