Parfois, Mandy Brown avait la fraîcheur candide d’un charretier.
— Tu es restée bien avec elle ? Ça ne te gêne pas de la voir. Parce qu’elle est avec un de mes amis.
— Pas du tout ! On aura plein de trucs à se raconter.
Quand Malko raccrocha, il buvait du petit lait. Avec un peu de chance, il allait faire progresser son enquête. Il serait plus facile d’expliquer à Mandy Brown de vive voix ce qu’il attendait vraiment d’elle… Le verrou Pamela Balzer débloqué, ils avaient une chance de progresser rapidement. C’était l’ironie du sort de penser que la plus grande agence de renseignements du monde était suspendue aux humeurs de deux « créatures », et que leur papotage risquait de changer la face du monde.
Il avait juste le temps d’aller récupérer les deux « gorilles » et d’annoncer à Jack Ferguson la bonne nouvelle.
— Sie Hoheit, je crois qu’il y a une voiture qui nous suit, annonça Elko Krisantem.
La Rolls bleue roulait sur la partie rectiligne de la route qui longe l’aéroport de Schwechat ; à gauche, il y avait le terrain, à droite, des champs de betteraves. Malko se retourna et vit une BMW grise derrière eux. Il y avait deux hommes à bord, et la voiture ne portait pas de plaque à l’avant, ce qui arrivait parfois en Autriche.
— Il y a longtemps qu’ils sont là ? demanda Malko, plus intrigué qu’inquiet.
— Je ne sais pas, avoua le Turc. Je n’avais pas fait attention.
Discrètement, il farfouilla dans le vide-poches central et en sortit son vieux parabellum Astra qui ne quittait jamais la voiture. Bien graissé, il l’entretenait avec amour. Il y avait une balle dans le canon et un chargeur plein.
Elko le coinça entre le siège et le vide-poches, la crosse en l’air. En une fraction de seconde, il pouvait l’attraper.
La voiture se rapprochait. Malko, l’observant, aperçut le clignotant : elle se préparait à les doubler. Rassuré, il se rejeta en arrière et lança à Krisantem :
— Vous êtes trop nerveux, Elko ! Ils ne nous suivaient pas.
La BMW arrivait à leur hauteur. Il y eut soudain une série de claquements secs et la glace arrière gauche de la Rolls vola en éclats sous les impacts de plusieurs projectiles.
Si Malko était resté penché vers Elko Krisantem, il était criblé de balles. Il avança la tête un petit peu et aperçut un homme au visage dissimulé par une cagoule avec un pistolet-mitrailleur Skorpio. Le chauffeur de la BMW ajustait sa vitesse sur celle de la Rolls, de façon à ce que le tireur tienne Malko dans sa ligne de mire. Ce dernier ne disposait d’aucun espace pour reculer. Il sentit sa colonne vertébrale se liquéfier. Le tueur allait lâcher sa rafale d’une seconde à l’autre.
Chapitre VI
Le bras d’Elko Krisantem se détendit comme un fouet, prolongé par l’Astra, jaillissant par la glace baissée de la portière avant de la Rolls. Le Turc n’avait pas le temps de viser. Il tira au jugé, vit le pare-brise de l’autre voiture devenir opaque et la BMW disparut de son champ de vision. Dans le rétroviseur, il la regarda zigzaguer pour s’arrêter sur le bas-côté de la route. Impossible de savoir si le chauffeur avait été touché ou si c’était à cause du pare-brise.
— Recule ! cria Malko.
Le Turc enclencha la marche arrière de la Silver Spirit, rempli d’une joie sincère. Il y avait si longtemps qu’il ne s’était pas servi de son Astra ! Malko aperçut, à travers la lunette arrière, un homme qui bondissait à terre. Encagoulé, un pistolet-mitrailleur au poing. Krisantem le vit en même temps et écrasa le frein. L’Astra n’était pas de taille et Malko avait laissé son pistolet extra-plat à Liezen.
D’autres voitures se rapprochaient dans les deux sens. La BMW effectua un brusque demi-tour, l’homme descendu à terre y remonta et elle repartit dans la direction opposée.
Krisantem tentait, lui aussi, de faire demi-tour. Seulement, la Rolls était plus longue et il dut s’y prendre à deux fois. Lorsqu’il fonça, la BMW avait déjà pas mal d’avance. Pied au plancher, il s’acharna, profitant de la ligne droite…
Lancée à près de deux cents à l’heure, la Silver Spirit tanguait légèrement et un virage se rapprochait. Elko effleura le frein, la BMW allait disparaître. Malko eut le temps de lire une partie de la plaque d’immatriculation : W 432…
— Arrêtez ! dit-il à Elko, c’est inutile.
Sur une route sinueuse, la BMW les sèmerait facilement. De toute façon, avec le numéro, il pourrait faire quelque chose. Il se demandait pourquoi on avait voulu le tuer et ne voyait qu’une seule raison : Pamela Balzer. Se pouvait-il que ses mystérieux adversaires frappent avant même qu’il ait « tamponné » la jeune femme ? Avec cet incident, il était trop tard pour aller à Schwechat. Il retrouverait Chris et Milton à l’ambassade américaine.
— Chris !
Le « gorille » venait d’ouvrir la porte du bureau du chef de station, un large sourire sur son visage d’habitude peu expressif. Derrière lui, Malko aperçut la silhouette massive de Milton Brabeck. Comme d’habitude, le « gorille » lui broya les phalanges, lui arrachant un cri. Il avait oublié la chevalière. L’Américain retira vivement sa main.
— C’est vrai, j’oubliais ce putain de truc. Il y a que les gonzesses qui portent des bagues.
Jack Ferguson eut un sourire indulgent.
— Ils n’ont pas changé. Mais ils m’ont dit beaucoup de bien de vous.
Au fond, les deux « gorilles » adoraient Malko. Ce dernier serra avec précaution la main de Milton Brabeck et annonça :
— Elko est en bas, si vous avez envie de le voir.
— Elko ! firent-ils d’une seule voix. Et comment !
Ils étaient déjà hors du bureau. Ils s’étaient tous connus à Istanbul, il y avait bien longtemps et, après des débuts difficiles, leur amitié ne s’était jamais démentie[15].
— À propos, quelle est leur mission ici ? demanda Malko au chef de station dès qu’ils furent seuls.
— Ils n’avaient plus rien à faire à Paris, expliqua Jack Ferguson. La police française n’a pu retrouver aucune trace du commando qui a volé les krytrons. Farid Badr mort, il n’y a plus que cette Pamela Balzer qui puisse nous mener à ceux qui tirent les ficelles de cette affaire. Après ce qui est arrivé à Heidi et John, un peu de « baby-sitting » ne vous fera pas de mal.
— Vous ne croyez pas si bien dire, fit Malko. La portière arrière gauche de ma Rolls est fichue.
Il raconta ce qui venait de se passer à côté de Schwechat. Le chef de station l’écoutait pensivement.
— C’est quand même bizarre, conclut-il. Cet attentat ne peut être lié aux krytrons, qui sont dans la nature et probablement en sécurité. En vous supprimant, on veut simplement vous empêcher d’entrer en contact avec Pamela Balzer. Or, vous n’avez encore rien fait…
— Cela suppose donc, continua Malko, qu’elle a parlé de l’accrochage de la Volvo avec ma Rolls à ses amis et que ceux-ci ont immédiatement compris. Soit ils me connaissent, soit ils sont très forts…