Son chauffeur prit la rue Langeveld pour rejoindre la chaussée de Waterloo et de là le petit lac au sud du Bois de la Cambre. À cette heure, le matin, il n’y avait jamais personne. Il aperçut l’Audi noire avec Georges Bear au volant. Ce dernier le rejoignit aussitôt dans la Mercedes. Visiblement soucieux.
— Que se passe-t-il ? interrogea-t-il. J’avais beaucoup de travail ce matin. Si vous voulez que tout soit prêt…
— Il se passe des choses graves, annonça Tarik Hamadi. Vous avez revu la fille de Vienne, Pamela Balzer.
Pris par surprise, Georges Bear bafouilla comme un collégien en faute. Jamais l’Irakien ne lui avait parlé de cette façon brutale. Il ne comprenait pas sa fureur. Après tout, c’est par lui qu’il avait connu la call-girl.
— Oui, avoua-t-il, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle venait à Bruxelles. Nous avons dîné ensemble hier soir.
— Vous l’avez…
Georges Bear ne répondit pas. Gêné et stupéfait.
Devant son embarras, Tarik Hamadi se décida à lui dire la vérité.
— Écoutez, il y a un gros problème avec cette fille, expliqua-t-il. Elle a été retournée par les Américains. La CIA ou le FBI, je ne sais pas.
Au mot de FBI, Georges Bear sentit une coulée glaciale le long de sa colonne vertébrale, revoyant les deux hommes qui avaient un jour de 1979 débarqué dans ses bureaux pour l’accuser d’avoir vendu 60 000 obus de 155 mm à l’Afrique du Sud sous embargo. Un peu plus tard, la Cour Fédérale du Vermont l’avait condamné à quatre mois de pénitencier.
Dégoûté, en faillite, il avait quitté les États-Unis, son pays.
Il se raisonna et lança à Tarik Hamadi.
— Le FBI ne peut rien contre moi ! Je ne suis même plus américain et ils n’ont aucun pouvoir en Belgique.
— Bien sûr, reconnut Tarik Hamadi, mais ils peuvent vous balancer aux Israéliens. Et vous savez ce qui arrivera, n’est-ce pas… Un accident, comme au Caire.
Un an plus tôt, un ingénieur anglais qui travaillait pour les Irakiens était bizarrement passé par la fenêtre de son hôtel pour s’écraser quinze étages plus bas. Un « accident » signé Mossad… Georges Bear regarda Tarik Hamadi, buté.
— Vous êtes sûr que cette fille travaille avec eux ? Elle ne m’a posé aucune question.
— Vous l’avez emmenée chez vous ?
— Non.
Tarik Hamadi soupira intérieurement, tout en ne se faisant guère d’illusions. Pamela n’était pas seule à Bruxelles. Il se procurerait la liste des hôtes de l’Amigo et en aurait le cœur net. Pourvu que Fatima Hawatmeh arrive vite ! S’il éliminait cette équipe de la CIA, il gagnait assez de temps…
— Ne revoyez Pamela Balzer sous aucun prétexte, ordonna-t-il. Et, de toute façon, il va falloir vous exfiltrer d’urgence.
— Tout de suite ? sursauta Georges Bear.
— Vous avez envie de terminer avec une balle dans la tête ? Le jour où ils sauront ce que vous faites pour nous, vous êtes mort.
— Mais ils ne sont pas concernés directement, protesta Georges Bear.
L’Irakien haussa les épaules.
— Ils nous considèrent comme leurs pires ennemis. C’est comme ça.
Georges Bear ne répondit pas, plongé dans ses pensées. Il n’osait pas avouer à son interlocuteur que le démon de midi l’avait frappé en plein cœur, qu’il était tombé amoureux fou de Pamela Balzer et qu’il n’avait pas la moindre envie d’aller en Irak.
— Comment voulez-vous m’exfiltrer ? demanda-t-il néanmoins.
— Par Rotterdam. Le plus vite possible.
— Bien, fit Georges Bear, je vais prendre mes dispositions.
Il avait déjà la main sur la portière. Tarik Hamadi le retint.
— Je vais vous donner une protection. À partir d’aujourd’hui, deux de mes hommes ne vous lâcheront plus.
Georges Bear sortit de la Mercedes sans répondre et regagna son Audi, en proie à des sentiments contradictoires.
Les révélations de Tarik Hamadi l’effrayaient. Et, en même temps, il était décidé à revoir Pamela Balzer quels que soient les risques.
C’était simple : il ne pensait plus qu’à elle et à ce qu’il avait ressenti la veille. Brutalement, son vieux rêve d’ingénieur, qu’il était sur le point de réaliser, lui sembla presque sans intérêt comparé à la conquête de la sublime call-girl.
Tarik Hamadi, revenu dans son bureau, tirait sur son cigare, la gorge nouée par l’angoisse. Il avait bien senti la réticence de Georges Bear lorsqu’il lui avait parlé d’exfiltration. Cet imbécile était accroché par Pamela Balzer ! Cela lui donnait une raison supplémentaire de la liquider.
Le télex dévidait en crépitant des mètres de copie arrachée au fur et à mesure par le chef de la station de la CIA à Bruxelles, Morton Baxter. Jack Ferguson était là aussi, arrivé de Vienne le matin même, mâchonnant un cigare éteint. Baxter leva un œil atone sur Malko, mal à l’aise.
— C’est de la dynamite que vous avez déterrée. Et dire que cela se passe sous mon nez…
Un ange passa et fit demi-tour, horrifié par tant d’incompétence.
— Qui est Georges Bear ? demanda Malko.
— D’abord l’Audi noire : elle est enregistrée au nom d’une société. La Cosmos Trading Corporation, 57 rue de Stalle à Bruxelles. On s’est penché sur le problème et on a découvert qu’en réalité cette société est domiciliée dans le Delaware depuis 1986. Le FBI nous a communiqué ce matin le nom des principaux actionnaires. Le plus important s’appelle Georges Bear. L’ami de Pamela. Il habite bien à l’adresse où Chris Jones l’a « logé ».
— C’est notre homme.
— Et que fait-il ?
— Tenez, lisez.
Malko prit le morceau de télex qu’on lui tendait et lut :
Georges Bear, né le 5 mars 1932 dans l’Ontario.
Officier artilleur dans l’armée canadienne. Travaille ensuite à partir de 1960 sur un projet de canon géant qui réussit à envoyer un satellite à 180 km d’altitude. À la suite de cette expérience, il obtient la nationalité américaine. Il travaille alors à son super-projet : un canon géant de cinquante mètres de long, capable d’expédier à 400 kilomètres des charges chimiques ou nucléaires avec une vitesse initiale de trois fois la vitesse du son. En dépit de son précédent succès, le gouvernement américain, qui a choisi la voie des missiles, coupe les crédits au projet. Pour survivre, Georges Bear met alors au point un canon de 155 ultra-moderne à très longue portée et commence à le vendre un peu partout dans le monde. C’est le début de ses ennuis : il conclut un marché avec l’Afrique du Sud alors sous embargo, leur livre des canons et des munitions. Le FBI s’intéresse à lui. Il est arrêté, jugé et condamné à une peine de prison qu’il purge dans un pénitencier en Pennsylvanie. Il en sort après quatre mois et quitte les États-Unis, abandonnant la nationalité américaine. On le retrouve en Autriche où, en 1984, il livre à l’Iran 200 canons de 155 mm et 150 000 obus spéciaux, le tout pour 600 millions de dollars. Le marché est brutalement interrompu à la suite de la découverte de 56 canons dans le port yougoslave de Kardeljevo. Depuis, on perd sa trace.
Malko reposa le document, qui éclairait d’une lumière nouvelle tout ce qui s’était passé depuis quelques semaines. Après avoir collaboré avec l’Afrique du Sud et l’Iran, Georges Bear avait trouvé un nouveau client : l’Irak.