Sorti de l’aéroport flambant neuf, on replongeait immédiatement dans l’Orient torride, crasseux, bruyant, chatoyant, grouillant comme une fourmilière et quand même plein d’un charme sulfureux. Le taxi attaqua la montée vers Beyoglu. À leur droite, les « vapeurs » et les innombrables « Feribot »[23] pullulaient sur le Bosphore, reliant la rive asiatique à Stamboul, à Beyoglu. Du temps de la Sublime Porte, toutes les ambassades étrangères se trouvaient autour de la colline de Galata. Maintenant, elles étaient reléguées à Ankara, laissant parfois inoccupées de somptueuses résidences au milieu de parcs en friches donnant sur des ruelles sordides.
Le taxi déboucha devant le Pera Palace, le plus vieil hôtel de la ville construit en 1892 par les Britanniques, et s’arrêta devant un grand bâtiment carré à la façade tarabiscotée, protégé de hauts murs de pierre, eux-mêmes surmontés d’un imposant grillage. Un grand drapeau américain flottait sur le toit-terrasse au milieu d’une forêt d’antennes. Des soldats turcs en gardaient l’accès, armés jusqu’aux dents.
Le Consulat américain, centre nerveux de la CIA en Turquie. À Ankara, il ne se passait jamais rien, tous les trafics, toutes les arnaques avaient toujours lieu à Istanbul, point de passage entre la Roumanie, la Bulgarie et les pays du Moyen-Orient. Malko et les deux « gorilles » descendirent, et le taxi continua ensuite, avec Elko Krisantem, par un dédale de petites rues jusqu’à la place Taksim, où se dressait l’hôtel Marmara.
— Enfin de la clim ! soupira Chris Jones, en entrant dans le Consulat.
Les Marines de garde échangèrent quelques propos aimables avec Chris et Milton, puis un garde de la sécurité les mena tous les trois jusqu’à un ascenseur.
Un homme distingué, de haute taille, plutôt efféminé, mais charmant, les attendait au dernier étage, habillé comme une gravure anglaise. Il s’enquit avec une politesse exquise des conditions de leur voyage, comme s’ils étaient venus en bateau ou par l’Orient Express, et les fit pénétrer dans son bureau.
Malcolm J. Callaghan dirigeait l’antenne de la Company à Istanbul depuis trois ans et s’y plaisait bien. Son bureau, modérément climatisé, était décoré de gravures de la vieille Turquie, de quelques portraits de sultans et de dames de harem. Son allure un peu précieuse mit visiblement Chris Jones de mauvaise humeur. L’Américain demanda plutôt brusquement.
— Alors qu’est-ce qu’on est venu faire ici ? Vous avez démerdé ce merdier ?
Sans se donner la peine de lui répondre, Malcolm J. Callaghan leur demanda s’ils voulaient du café, sucré ou non, le commanda par téléphone. Puis, il se lança dans une éloquente défense des vieilles maisons de bois qui jadis donnaient tant de charme au Bosphore et disparaissaient les unes après les autres, bouffées par le béton. Un jeune garçon pénétra dans le bureau – de toute évidence turc –, balançant à bout de bras un drôle de petit plateau de cuivre suspendu à trois chaînettes. Le café. Dès qu’il se fut éclipsé après un regard énamouré en direction du responsable de la CIA, ce dernier s’adressa enfin à Malko du même ton mondain.
— Je crains que nous n’ayons un problème avec le Gur Mariner, annonça-t-il.
— Pourquoi ? Les Turcs ne veulent pas collaborer ?
— Oh si ! affirma Malcolm Callaghan. Nous avons les meilleurs rapports possibles avec le MIT[24]. Ils ont même l’autorisation d’utiliser certaines de nos banques de données. Le général de brigade Teuman Koman, qui le commande, a été en stage à West Point et parle parfaitement notre langue.
Le MIT était un mélange de Gestapo et de CIA, chargé à la fois de contrôler la population civile, la sécurité extérieure, et, en général, tout ce qui pouvait menacer le régime militaire turc… Depuis des années, les États-Unis avaient élu la Turquie comme allié privilégié, déversant sur le pays des flots de dollars et d’armements divers et détournant la tête lorsqu’on mourait un peu trop dans les prisons… Mais la Turquie avait six cent dix kilomètres de frontière commune avec l’URSS… Depuis que la CIA avait découvert qu’une partie de l’armement moderne livré à la Turquie était mis en place pour préparer une offensive éventuelle contre la Grèce – autre membre de l’OTAN –, l’amour s’était légèrement refroidi. Les missiles offerts gracieusement à la Turquie avaient été affectés au bombardement possible des bases grecques dans la mer de Marmara…
— Que se passe-t-il, alors ? demanda Malko.
— Le Gur Mariner a disparu, annonça l’Américain.
— Que voulez-vous dire ? demanda Malko.
D’après les informations du Mossad, les Irakiens allaient tenter de débarquer la cargaison du Gur Mariner dans un port turc, pour l’acheminer ensuite par voie terrestre jusqu’à l’Irak, grâce à la frontière commune aux deux pays.
Le responsable de la CIA se leva et lui montra une grande carte qui occupait tout un pan de mur. Une épingle rouge avait été piquée au milieu de la mer Égée, en face de l’île grecque de Naxos. Deux autres lui faisaient suite, en face de Chios et de Limnos, à l’entrée du détroit des Dardanelles. De l’autre côté, au milieu de la mer de Marmara, sorte de lac, relié à la Méditerranée par le détroit des Dardanelles et, à la Mer Noire, par le Bosphore, il y avait encore une épingle. C’est celle-ci que l’Américain désigna à Malko.
— Voici la dernière position du Gur Mariner selon l’aviation de reconnaissance israélienne, expliqua-t-il. Cela date de trois jours. Normalement, il se dirigeait vers Istanbul. Or, il n’y est pas.
— Où peut-il être ?
— Il n’y a que deux autres ports importants, Tekirdag et Ismit. Il n’y est pas non plus.
— Et le Bosphore ?
— Il ne l’a pas franchi. Nous avons vérifié et prévenu les Soviétiques de surcroît. Ils n’aiment pas du tout l’aventure irakienne. Le Gur Mariner n’a pas non plus fait demi-tour. Le détroit des Dardanelles est surveillé par des agents du Mossad, qui ne laisseraient pas passer une planche à voile.
Cela rappelait à Malko une vieille histoire : un sous-marin soviétique qui s’était lui aussi évaporé dans la mer de Marmara… Bien des années plus tôt.
— Il n’a pas coulé ? demanda-t-il.
— S’il l’a fait – et on ne voit pas pourquoi –, il l’a fait discrètement et sans envoyer le moindre message de secours.
— Il ne s’est quand même pas transformé en sous-marin, objecta Malko. Et ce n’est pas une soucoupe volante. Il est peut-être abrité dans une crique discrète en attendant que les choses se tassent…
Pourtant un cargo de dix mille tonnes ne se dissimulait pas comme une barque de pêche…
— Nous allons en savoir plus, promit Malcolm Callaghan. L’aviation turque a effectué des reconnaissances le long de la côte. Nous avons rendez-vous maintenant avec mon homologue du MIT.
Tout cela était bien mystérieux… Malko quitta à regret le bureau climatisé et ils se retrouvèrent dans une Ford grise qui redescendit sur Dolmabahce Caddesi longeant le Bosphore, où elle fut immédiatement engluée dans un bouchon de plusieurs kilomètres… Des joueurs de Tavla[25], installés à la terrasse des innombrables Cayeri[26] regardaient tout cela d’un œil bovin. Ça donnait le temps d’admirer le Bosphore… Et de respirer l’odeur de l’Orient. Chris Jones et Milton Brabeck, eux, respiraient le moins possible…