C’étaient les yeux d’un tueur.
Heidi Ried hésitait sur la conduite à tenir. Une petite voix lui disait qu’il était arrivé quelque chose à John Mac Kenzie et elle en avait l’estomac retourné. La peur commençait insidieusement à s’infiltrer en elle. Jusque-là, elle s’était sentie protégée par la foule, mais, après le départ de l’ascenseur, il ne resterait plus qu’elle et les serveurs dans la Kehlstein Haus et cet étrange basané. À cause du temps, les touristes avaient écourté leur excursion. Tandis qu’elle réfléchissait, deux événements se produisirent en même temps.
D’abord, la porte de la cabine s’ouvrit, découvrit les parois de bronze et la grande banquette de cuir vert. Ensuite, trois hommes surgirent du brouillard et échangèrent quelques mots avec celui qui fumait une cigarette en face des toilettes. Tous avaient le type moyen-oriental prononcé. L’un d’eux, trapu et chauve, fixa la jeune femme avec insistance. Heidi Ried sentit ses jambes se dérober sous elle. Les quatre hommes se glissèrent dans la queue, l’entourant sournoisement, l’isolant des autres touristes. Poussée par l’instinct de conservation, elle joua des coudes et se glissa la première dans la cabine vert et or, s’abritant derrière un couple d’Américains. Le cœur battant la chamade, elle attendit que les portes se referment.
Où était John Mac Kenzie ?
Elle se raccrocha à l’idée qu’il devait suivre Farid Badr et l’homme qu’il avait retrouvé. Elle n’avait plus qu’à regagner Intereck, là où ils avaient garé leur voiture, et à y attendre l’Américain. L’ascenseur commença à descendre. Elle tourna la tête et croisa le regard de l’un de ses quatre suiveurs, posé sur elle. Il le détourna immédiatement, mais ce fut comme un coup de couteau… Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit, Heidi Ried se rua dans le long couloir humide creusé dans le roc, collée à son couple d’Américains.
Sans se retourner.
Elle émergea à l’air libre et se dirigea vers les gens qui faisaient la queue devant les trois derniers bus orange redescendant à Intereck. Heidi attendit sagement son tour et tendit son ticket. Le chauffeur du bus l’examina et le lui rendit :
— Fräulein, vous avez tamponné votre ticket pour un retour à cinq heures. Ce bus part à quatre heures. Vous ne pourrez monter que s’il y a une place libre. Attendez ici.
Heidi Ried se rangea de côté, comptant les gens qui montaient. Celui qui l’avait observée monta dans le bus. Quelques instants plus tard, le chauffeur se tourna vers elle, désolé.
— Il n’y a plus de place, il faut attendre le prochain !
Pour éviter la pagaille, chaque touriste devait faire tamponner son ticket en arrivant au parking et noter l’heure de retour prévue. Organisation allemande. Heidi Ried recula, paniquée, laissant les trois bus démarrer sous son nez. Elle demeura seule sur l’esplanade. L’angoisse lui noua brutalement la gorge. Elle avait froid et peur. Tous ses suiveurs avaient disparu, vraisemblablement ils s’étaient répartis dans les trois bus. L’idée d’attendre là plus d’une demi-heure avec le brouillard qui descendait lentement lui était insupportable. Elle regarda la route étroite qui descendait vers la vallée. Il n’y avait que six kilomètres et demi. Trois quarts d’heure de marche. Cela valait mieux que d’attendre seule sur ce parking désert et glacial.
La vue était sublime mais Heidi Ried n’en profitait pas, marchant vite, glissant parfois sur une plaque de neige. Cela faisait dix minutes qu’elle avait quitté l’esplanade, franchissant le premier des cinq tunnels qui coupaient l’itinéraire. Pas un chat ! La circulation, en dehors des bus orange, était interdite, et rares étaient les touristes sportifs qui redescendaient à pied. Avec sa mini de cuir jaune et ses chaussures vernies, Heidi se sentait parfaitement déplacée dans ce paysage de sapins.
Un bruit de branches brisées et de pierres qui roulaient lui fit lever la tête vers la paroi surplombant la route à sa gauche.
Elle eut l’impression que son cœur s’arrêtait. Trois hommes dévalaient vers elle, courant souplement sur le terrain en pente. Ceux qu’elle avait vus au Kelhstein Haus ! Le premier sauta sur la route devant elle, lui coupant le chemin. Les deux autres arrivaient derrière elle, courant sans un bruit. Heidi s’arrêta et poussa un cri étouffé, paralysée de terreur. Elle n’avait pas repris son sang-froid lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur. Tout de suite, l’un d’eux la frappa brutalement au visage, lui faisant éclater la lèvre inférieure, redoublant aussitôt à la tempe. Étourdie, Heidi Ried se laissa entraîner le long d’un sentier partant de la route jusqu’à une plate-forme d’observation. À travers les larmes, elle aperçut très loin, en bas, le Kônigsee, et les montagnes qui l’entouraient.
Ses agresseurs la poussèrent contre la rambarde en pierre, en lui tordant les poignets. Elle hurla.
— Laissez-moi ! Je me plaindrai à la police !
Stupide ! On ne la voyait même pas de la route ! À cette heure, il n’y avait plus âme qui vive dans le massif de l’Obersalzberg. Elle n’avait de secours à espérer de personne… Le chauve trapu s’approcha d’elle, lui saisit les cheveux, qu’il noua en torsade dans sa main et, rejetant sa tête en arrière, lui cracha en plein visage !
— Ton ami sioniste est mort ! lança-t-il. Et il va t’arriver la même chose. Sauf si tu réponds à mes questions. Qui es-tu ?
Heidi Ried tenta de reprendre son sang-froid.
— Je suis autrichienne, je fais du tourisme, balbutia-t-elle, je ne comprends pas. Qui êtes-vous ?
Une gifle l’assomma à moitié.
— Je t’ai dit de répondre à mes questions, pas de mentir, glapit Ibrahim Kamel. Qui t’a fait venir ici ? Qui suivais-tu ?
La jeune Autrichienne demeura muette. De terreur. Elle vit soudain le poignard jaillir dans la main de l’Arabe et sentit la pointe lui piquer le ventre juste au-dessus du nombril.
— Je vais t’enfoncer ça, menaça l’Irakien. Assez lentement pour que tu aies le temps de changer d’avis.
Joignant le geste à la parole, il pesa sur le manche et Heidi Ried sentit une violente douleur lui déchirer l’abdomen. Son cri se répercuta au-dessus de la vallée jusqu’à ce qu’une main brutale la bâillonne. Un liquide chaud coulait le long de son ventre, atteignant l’aine.
— Tu veux parler ? susurra Ibrahim Kamel à son oreille, en lui tordant la pointe d’un sein.
C’était la première fois qu’il se livrait à son sport favori sur une étrangère et il en était furieusement excité. D’autant que cette fille était somptueuse. Tout à fait les call-girls à cinq cents dollars la nuit qu’il s’offrait de temps en temps.
Comme Heidi Ried ne répondait pas tout de suite, il enfonça le poignard de quelques millimètres de plus. Cette fois, la jeune femme craqua. Quand elle parvint à maîtriser ses sanglots et ses cris, elle se mit à répondre docilement à toutes les questions. Quelque chose s’était brisé en elle, une sorte de lassitude résignée l’avait envahie. Tant qu’elle parlait, le poignard ne s’enfonçait plus dans sa chair. Les deux acolytes d’Ibrahim Kamel l’avait lâchée, s’écartant un peu. Arriva le moment où l’Irakien n’eut plus rien à demander. Il leva les yeux, regardant, par-dessus l’épaule de la jeune femme, les pentes recouvertes de sapins d’Obersalzberg. Le rebord de cet observatoire délimitait un à-pic rocailleux avec quelques sapins au fond. Il n’avait qu’à enfoncer le poignard d’un coup sec, tourner pour sectionner l’artère fémorale et pousser le corps dans le vide.