— C’est ici, annonça-t-il.
C’était l’impasse Ali Baba !
Une douzaine de Mercedes flambant neuves s’alignaient le long du trottoir, gardées par des moustachus patibulaires. Elko pénétra dans une courette, frappa à une porte et ils se retrouvèrent dans une échoppe minuscule encombrée d’objets d’art, d’argenterie et de pièces détachées de voitures. Un gros type pas rasé leva sur eux un œil torve.
— No private sale ! grommela-t-il.
Elko murmura quelques mots en turc… Le nom de Hakan Sungur fit merveille… Le café arriva instantanément, on dégagea des sièges et ils s’enfermèrent tous les trois dans le bureau.
— Vous cherchez une Mercedes ? s’informa d’un air gourmand Faruk Yacisi. J’en ai plusieurs, presque neuves, les papiers sont en cours de fabrication. Il y en a même une qui a été volée à la sortie de l’usine de Stuttgart, mais elle vaut cent millions de livres…
— Je ne cherche pas de Mercedes, expliqua Malko, mais le chargement d’un cargo…
C’est Elko qui expliqua le fond de l’histoire. Faruk Yacisi laissa tomber :
— Moi, je « traite » avec les douaniers de Edirne… Je ne connais personne à Haydarpaça, mais j’ai un copain qui fait du business avec eux, Lalim Kalafat. Il faut aller le voir de ma part. Il est dans le Grand Bazar, à Sandal Bedestini.
— Vous pensez qu’on peut décharger un cargo clandestinement ? demanda Malko.
Faruk Yacisi eut un sourire rusé.
— Avec de l’argent, on débarque n’importe quoi. Ce ne serait pas la première fois. Avant, c’étaient des armes ou des cargaisons d’alcool à destination des pays arabes. Il faut bien que les douaniers vivent. Maintenant, il n’y a plus d’armes, c’est trop dangereux.
Il griffonna sur un papier quelques mots et le tendit à Elko.
— Allez-y. Avant de l’interroger, donnez-lui cinq cents dollars. Ça l’aidera à réfléchir. Les affaires sont dures en ce moment.
Une atmosphère pesante régnait dans un petit bureau mal climatisé du quatrième étage du consulat irakien à Istanbul. Trois membres des Services irakiens, dont le responsable à Istanbul, Saddam Madani, écoutaient le rapport d’un de leurs agents, qui venait les avertir d’un grave danger.
Ils pouvaient parler librement : si toutes leurs lignes téléphoniques étaient écoutées par le MIT, les murs du hideux bloc de béton gris, qui abritait le nouveau consulat, tout au nord d’Istanbul, avaient été sondés par leurs experts : ils n’abritaient pas de micros.
Saddam Madani crayonnait sur un bloc, évaluant la situation. Levant les yeux, il demanda d’une voix calme.
— Y a-t-il un danger immédiat ?
L’autre hésita longuement avant de répondre.
— C’est encore impossible à dire. Mais les Américains sont sur la bonne piste et ils sont aidés par le MIT. Nous ignorons s’ils se sont laissé convaincre, mais l’agent qui a débarqué à Istanbul nous a déjà beaucoup nui. De plus, il est aidé par un Turc d’origine.
— Tu es sûr de ce douanier turc ?
L’Irakien eut un geste vague.
— Il n’a pas intérêt à trahir, mais…
Autrement dit, on pouvait s’attendre au pire. Saddam Madani se remit à crayonner, puis leva la tête vers les bidonvilles qui hérissaient les collines pelées, de l’autre côté de l’autoroute E5. Les Turcs les avaient humiliés en les forçant à déménager dans ce coin pourri. Hélas, il n’y avait rien à faire.
Saddam Madani rompit de nouveau le silence en se tournant vers un autre de ses collaborateurs :
— Et de ton côté ?
— Ça suit son cours, mais cela prendra encore trois jours. Il faut attendre que tout soit en place.
Saddam Madani alluma une cigarette et fit ses calculs. Trois jours c’était vite passé. Dans cette histoire, le MIT était court-circuité et les Israéliens nageaient complètement. Il restait cette équipe de la CIA accrochée à leurs basques. Si on les supprimait, Washington n’aurait pas le temps de mettre en place de nouveaux agents.
Il posa son regard sur un autre de ses collaborateurs, Hassim Filiz, chargé des contacts avec les « collaborateurs extérieurs ».
— Hassim ! ordonna-t-il. Active tes amis. Prépare le dossier pour agir le plus vite possible.
Hassim Filiz inclina la tête et se leva, quittant la pièce. Quelques instants plus tard, il prit sa voiture garée derrière les barbelés entourant le consulat et gagna la E5, passant devant l’hôpital de la Sécurité sociale. Il lui fallut plus d’une heure pour redescendre sur Istanbul et s’enfoncer dans les ruelles autour du Grand Bazar.
Il entra dans une petite épicerie et passa dans l’arrière-boutique. Le propriétaire était un Kurde rallié à l’Irak, autrement dit un traître, tenu par les Services irakiens. Si ceux-ci le dénonçaient à ses coreligionnaires, il ne vivrait pas deux heures. On lui offrit du café.
— Tu sais où trouver les gens de l’autre jour ? demanda-t-il à son interlocuteur.
— Pourquoi ?
— Un contrat.
— Ils ont peur en ce moment.
— C’est très bien payé. Dix millions de livres.
Avec le SMIC turc à 300 000 livres et 30 % de chômage, c’était une offre à prendre en considération. Le Kurde, méfiant, demanda pourtant :
— C’est un homme politique ? Un général ?
— Yabouci[37].
Le Kurde en fut soulagé. Un étranger, c’était forcément moins dangereux…
— Je vais voir, promit-il.
— Fais vite, adjura Filiz. C’est pour aujourd’hui. Sinon l’offre ne tient plus…
— C’est de la folie, protesta le Kurde. Il faut des repérages, une préparation.
— Tout est fait, trancha Filiz. Nous fournissons le dossier. Je reviens te voir dans une heure, je vais chercher l’argent.
Il se leva sans laisser à son interlocuteur le temps de protester. Sachant très bien que ceux dont il avait besoin se terraient dans un rayon de cent mètres. Après l’exécution du rédacteur en chef du Cumuriyet, ils n’avaient pas intérêt à faire des vagues. Il y avait encore de rares équipes de tueurs à gages à Istanbul, mais ils étaient hors de prix et frileux. La fin des années noires avait asséché le terrorisme et tous s’étaient reconvertis dans des métiers moins dangereux. Sauf ceux qui ne pouvaient pas faire autrement… Il avait bon espoir que son offre soit acceptée…
Un étroit passage, se greffant sur Kalpakcilar, l’allée des bijoutiers du Grand Bazar menant à la porte Beyazit, donnait sur Sandai Bedestini, le souk de l’argenterie. Une sorte de cour carrée, ouverte, bordée de boutiques offrant pratiquement les mêmes objets – chandeliers, légumiers, couverts, plateaux – copiés d’après les merveilles de Topkapi. Un escalier de bois branlant menait à une galerie, au premier étage, desservant les ateliers, où se fabriquaient à longueur de journée ces objets artisanaux vendus au poids.
Le vacarme effroyable des artisans tapant comme des sourds pour repousser l’argent ne semblait pas incommoder les dizaines de chats massés dans un renfoncement, autour d’une poubelle qui disparaissait littéralement prise d’assaut par les plus affamés.