— Himmel ! Herr gott !
Il venait d’apercevoir Lalim Kalafat. Le petit Arménien semblait penché sur son établi, le visage enfoncé dans une cuvette, les bras posés de chaque côté. Ses pieds, bizarrement, touchaient à peine le sol…
Malko et Elko s’approchèrent et découvrirent un spectacle d’horreur. L’Arménien avait le visage enfoncé dans une sorte de mastic marron et malodorant, servant à faire les moulages des pièces en argent. Quelqu’un lui avait mis la tête dedans et l’y avait maintenue jusqu’à ce qu’il suffoque…
Elko Krisantem arracha le corps qui glissa à terre. Les traits étaient noirâtres et déformés, les yeux ouverts, comme la bouche. L’empreinte demeurait en creux dans le moule.
Malko s’étranglait de rage. Le coup de téléphone donné par Turan Ucaner, le matin même, avait eu des conséquences tragiques.
Le corps de l’Arménien était encore tiède. Le meurtre remontait à quelques minutes… Pendant qu’il réfléchissait, la porte grinça. Lui et Elko se retournèrent d’un bloc. Un homme se tenait dans l’embrasure, chassieux, une couverture sur les épaules.
Elko l’interpella aussitôt. Ils eurent une brève conversation et Krisantem se tourna vers Malko.
— Il a vu arriver Kalafat. Quelqu’un le suivait. Un petit costaud, avec un uniforme bleu.
Cela ne pouvait être que Turan Ucaner. Il avait dû surprendre Kalafat à Haydarpaça. Malko se souvint soudain de sa conversation avec le douanier. Ce dernier avait donné assez de précisions pour qu’on puisse retrouver son adresse. Il habitait Harem, en face d’une mosquée, et dans l’immeuble du parti Milliyetci çalesma.
— On va essayer de le rattraper, dit Malko, l’intercepter avant qu’il ne rentre chez lui.
Ils remontèrent en courant jusqu’à la porte Beyazit, poursuivis par les miaulements d’une bataille de chats.
Ensuite, direction la E5, l’autoroute qui encerclait Istanbul et se continuait par le pont suspendu sur le Bosphore, redescendant sur la rive asiatique. Turan Ucaner allait probablement prendre un ferry et ensuite un Dolmus. Ils avaient une chance.
Tout en roulant, Malko essayait de reconstituer ce qui s’était passé : Kalafat avait dû aller traîner sur les docks à la recherche d’infos et était tombé sur un homme à la solde de Ucaner… Ce dernier, averti, l’avait suivi et liquidé. Cela signifiait que son hypothèse était la bonne : le Gur Mariner avait clandestinement débarqué sa cargaison. Celle-ci, pour une raison inconnue, devait toujours se trouver sur les docks, sinon Ucaner n’aurait pas tué pour empêcher de la retrouver.
À cette heure tardive, il n’y avait guère que des camions sur la E5. Tout le trafic d’Europe passait par les deux ponts sur le Bosphore, en direction d’Ankara, de l’Irak et de l’Iran.
Un gros pétrolier glissait silencieusement sous l’énorme pont Bokacisi quand ils le franchirent, atteignant la rive asiatique.
— Il faut rester sur le freeway, conseilla Elko. Jusqu’au croisement avec celui d’Haydarpaça.
Malko continua, pied au plancher. Des clapiers grisâtres hérissaient les collines nues. Avant, c’était une région boisée.
Dix minutes plus tard, ils atteignirent l’embranchement. L’autre freeway filait droit sur la côte, vers Haydarpaça. Une longue file de camions montait des docks. Malko se dit que son container était peut-être sur l’un d’eux…
Enfin, le freeway se termina. Ils étaient arrivés à Harem, au nord de Haydarpaça. Elko se renseigna auprès d’un passant attardé et ils se retrouvèrent dans une rue bordée d’un patchwork de vieilles maisons et d’horribles buildings modernes, faits n’importe comment.
Soudain, ils aperçurent une mosquée avec un modeste minaret blanc. Juste en face, se trouvait un petit immeuble de cinq étages. Une banderole rouge était fixée au balcon, avec, en lettres blanches sur fond rouge : Milliyetci çalesma Partisi.
— C’est ici, dit Elko Krisantem.
— On planque, fit Malko. Vous, dans le couloir, moi dans la voiture. Si je le vois, je fais un appel de phares.
Malko n’était pas là depuis cinq minutes qu’un taxi jaune s’arrêta devant la maison de Turan Ucaner. Il vit sortir le douanier qui s’engouffra d’un pas rapide dans son immeuble. Il eut juste le temps de faire un appel de phares avant de bondir hors de la voiture.
Une masse indistincte se débattait dans le couloir avec des bruits d’évier qui se vide. Ceux-ci se calmèrent très vite et Malko alluma la minuterie… Ucaner avait déjà les yeux hors de la tête, les doigts pris entre le lacet de Krisantem et sa gorge. Le filet d’air qui passait encore suffisait tout juste à irriguer son cerveau… Il avait glissé à terre, Elko Krisantem affectueusement penché sur lui. Ce dernier adressa un regard interrogateur à Malko.
— Ne le tuez surtout pas, dit celui-ci. Il faut qu’il nous dise ce qu’il sait.
Il s’approcha de Ucaner, qui avait déjà le regard flou, et demanda :
— Pourquoi avez-vous tué Kalafat ?
Visiblement, le douanier n’était pas mûr… Il émit un roucoulement furieux et parvint à envoyer un faible coup de pied à Malko. Elko s’empressa de serrer un peu, ce qui ramena Ucaner à de meilleurs sentiments…
L’interrogatoire ne pouvait pas se dérouler sur place. Le livrer à la police ne servirait à rien. Il y avait le MIT, mais ils perdaient le contrôle de leur enquête.
— Si on le ramenait là-bas, suggéra Elko. Au Grand Bazar. On serait tranquilles et il ne pourrait pas nier.
C’était une bonne idée. Malko voulut vérifier quelque chose. Il prit une des mains du douanier et l’examina. Même à la faible lumière de la minuterie, il aperçut les traces de mastic brun. C’était bien l’assassin de l’Arménien.
— Vous allez pouvoir le faire monter dans la voiture ? demanda-t-il.
Elko ne répondit même pas. Il se pencha à l’oreille du douanier et murmura quelques mots. Aussitôt, l’autre glissa contre le mur et se leva. Elko le dominait de dix bons centimètres. Le lacet toujours noué autour de sa gorge, il le poussa devant lui, lui laissant tout juste assez d’air pour qu’il ne s’effondre pas… Heureusement, la rue était déserte. Le douanier se retrouva allongé sur le plancher de la voiture, Elko à cheval sur son dos. Le voyage allait lui paraître long…
Les chats se battaient toujours lorsqu’ils garèrent la voiture à côté de la porte Beyazit. C’était la partie la plus délicate du voyage… Rasant les murs du Grand Bazar et les boutiques closes, ils parvinrent jusqu’à l’étroit passage menant au souk de l’argenterie sans croiser personne. Le douanier trébucha en grimpant au premier étage.
Rien n’avait bougé. Malko poussa la porte et alluma la lumière, pris à la gorge par l’odeur de la cire froide.
Elko Krisantem posa son prisonnier sur un tabouret et, d’un coup, se mit à serrer. Le douanier émit quelques gargouillements de mauvais augure et devint tout flasque.
— Idiot, s’emporta Malko, vous l’avez tué !
— Non, non ! affirma le Turc.
Il s’affairait déjà avec une cordelette, ligotant l’autre comme un saucisson, l’attachant à l’établi. Lorsqu’il recommença à respirer, Elko ôta son lacet. Turan Ucaner aspira une grande goulée d’air, posa sur les deux hommes un regard haineux et gronda entre ses dents.