Pris dans les convulsions de l’agonie, le routier fit de vrais bonds de carpe. Tout à coup, il projeta Elko Krisantem contre le klaxon qui se déclencha, hurlant dans le calme matinal.
Elko Krisantem comprit le danger en une seconde, entendant des portières s’ouvrir et des exclamations. Le chauffeur ne respirait plus, mais les Irakiens allaient rappliquer. À voix basse, il lança à Fatos.
— Vite, descends et referme.
Il la poussait vers la portière. Heureusement, elle réagit immédiatement. Sautant à terre, au moment où un des Irakiens jaillissait de sa Mercedes, Skorpio au poing… Fatos claqua la portière de la cabine et s’éloigna en titubant. Sous le sourire goguenard de l’Irakien qui interpella aussitôt le chauffeur.
— Salaud, tu nous as réveillés !
Neçat Ouran était tassé sur le plancher de la cabine, le visage tout bleu et ne risquait pas de répondre. Elko se demanda ce qu’il fallait faire. S’il démarrait sous le nez des Irakiens ils allaient réagir. Aussi, resta-t-il tapi dans le camion, attendant ce qui allait se passer.
Malko avait sursauté en entendant le klaxon : quelque chose allait de travers. Il sauta de la Mercedes de location, emportant un des Skorpios en plus de son pistolet extra-plat et une grenade.
— Attendez-moi ! dit-il à Milton Brabeck. Je vais voir ce qui se passe.
Il dévala la rue et ralentit en vue du camion. Tout paraissait calme. Il examina les lieux puis continua sa progression. D’où il se trouvait, les Irakiens ne pouvaient le voir. Il parvint ainsi tout contre le camion et grimpa sur le marchepied. D’un coup d’œil, il fut édifié… Elko, pistolet au poing surveillait l’autre côté, assis sur le cadavre… Il lui fit signe d’entrer.
Malko se glissa à l’intérieur de la cabine, à la place du chauffeur. La clef était sur le contact.
— On y va ! dit-il.
Au même moment, la tête d’un Irakien apparut derrière la glace de l’autre portière. Son hilarité se transforma en stupeur puis en panique, en voyant les deux hommes et le corps inerte du routier. Il n’eut pas le temps de penser plus : la balle tirée par l’Astra lui fracassa le crâne au moment où Malko lançait le lourd diesel.
— Je m’occupe d’eux ! cria Elko.
Avant que Malko puisse dire quelque chose, il avait sauté à terre, arrosant les Irakiens au passage. Seulement, son Skorpio tirait trop haut et sa rafale partit dans les murs avoisinants. Déjà, ils ripostaient et il dut s’abriter derrière l’arrière du Volvo.
Réalisant trop tard son erreur.
Malko enclencha la première et le lourd véhicule se mit en route en grondant. Il n’avait pas conduit de poids lourd depuis longtemps[52], mais s’y fit vite. En une seconde, le Volvo commença à escalader la côte menant à la E5. Dans son rétroviseur, il aperçut les deux voitures des Irakiens se lancer à sa poursuite… Il se mit à zigzaguer pour les empêcher de le doubler.
Quelques instants plus tard, il arriva comme une trombe à la hauteur de la voiture où se trouvait Milton Brabeck. Impuissant, le « gorille » vit défiler le mastodonte sous ses yeux et n’eut d’autre ressource que de se lancer à sa poursuite, derrière les deux Mercedes irakiennes…
Malko déboucha sur le E5 à 80 à l’heure. Il se sentait le maître du monde au volant de ce monstre. Dès que les voitures voulaient le doubler, il donnait un petit coup de volant. Pour l’instant, cela allait, mais il ne pouvait pas continuer cette course indéfiniment… Il faudrait bien s’arrêter. Il aperçut un panneau indiquant : « Sultan Ahmet Koprusü »[53]. Or, à la sortie du pont, il y avait un poste de contrôle des poids lourds avec une chicane. Il serait forcé de s’arrêter et les Irakiens lui tomberaient dessus. À huit contre deux, Milton et lui n’avaient aucune chance…
Ensuite, les Irakiens feraient valoir que le camion leur appartenait et fileraient avec…
Le pont se rapprochait, dominant le Bosphore de plus de soixante mètres. Une des voitures irakiennes réussit à le doubler et tenta de l’obliger à s’arrêter mais, une fois son coffre enfoncé, n’insista pas. À bord du Volvo, Malko ne risquait pas grand-chose.
Dans le rétro, il aperçut Milton Brabeck qui zigzaguait pour doubler la seconde voiture irakienne… Comment cette course folle allait-elle se terminer ?
Il lui restait 2 600 mètres environ avant le péage et la chicane. Son plan original ne pouvait plus être appliqué : jamais ils n’auraient le temps de faire sauter le camion, les Irakiens à leurs trousses. Soudain, il eut une idée folle. Mais c’était la seule chance d’éviter l’échec. Il commença par ralentir. Conduisant d’une main, il réussit à haler jusqu’à lui le cadavre du chauffeur. Les Irakiens ne comprenaient visiblement plus ce qu’il voulait. Le pont était encore à huit cents mètres. Cinq cents mètres plus loin, il était arrivé à ses fins : amener la tête du mort au-dessus de l’accélérateur du Volvo et la maintenir surélevée avec son pied.
Le pont suspendu approchait. Malko entendit le hurlement d’une sirène de police et une Taunus blanche le dépassa. Les deux haut-parleurs fixés sur son toit vomissaient des injonctions incompréhensibles. Les Irakiens avaient dû donner l’alerte… Il ralentit encore. Maintenant, il était encadré de plusieurs voitures : les Irakiens, Milton Brabeck et la police. Il donna un coup de volant vers la gauche, empiétant sur la voie adverse. La Taunus dut faire un brusque écart pour ne pas être emboutie. Pendant quelques secondes, Malko roula complètement à gauche de la chaussée large d’une trentaine de mètres, à l’affolement total des véhicules arrivant en face, qui se mirent à lui faire des appels de phares désespérés. Puis, il braqua à droite, visant un point du parapet opposé, éloigné d’une centaine de mètres. Il remit la direction en ligne. Le Volvo n’avançait plus qu’au pas.
Malko ouvrit la portière, et ôta son pied de dessous la tête du mort. Celle-ci retomba sur l’accélérateur. Il se passa quelques fractions de secondes avant que les 260 chevaux se déchaînent sous le poids qui remplaçait son pied. Malko était déjà sur le marchepied. Alors que le poids lourd ne roulait encore qu’à vingt à l’heure, il sauta sur la chaussée, presque sous les roues de la voiture de Milton Brabeck. Du coin de l’œil, il aperçut le Volvo prendre de la vitesse, traversant le pont en diagonale, droit vers le parapet sud.
Des Irakiens jaillirent de leurs deux véhicules, courant derrière le mastodonte dans un inutile effort pour l’arrêter. Milton Brabeck pila et se précipita pour aider Malko, contusionné, les vêtements déchirés, à se relever. Ils coururent jusqu’au parapet sud, juste à temps pour voir les quarante tonnes du Volvo pulvériser la barrière de sécurité, rebondir sur la voie inférieure réservée aux piétons et, de là, plonger vers le Bosphore, soixante mètres plus bas.
Il ne l’atteignit pas. Au moment où il allait toucher l’eau, la masse imposante d’un pétrolier remontant vers la mer Noire défilait sous le pont. Le Volvo et son container atterrirent juste sur son étrave dans un fracas assourdissant. La cabine se détacha de la semi-remorque et le container se brisa net en deux morceaux, répandant son contenu qui disparut dans les eaux limoneuses du Bosphore.
Malko était en train de lire un article de l’Observer, intitulé Betrayal in Irak[54] lorsque Elko Krisantem frappa à la porte. Il ne répondit pas immédiatement, plongé dans sa lecture. L’article révélait qu’une importante affaire d’espionnage venait d’être découverte à Bagdad, selon les autorités irakiennes. L’enquête avait mené à l’arrestation d’un des responsables des Services secrets irakiens, Tarik Hamadi. Convaincu d’avoir trahi son pays au profit d’Israël, il avait été condamné à mort et pendu la veille.