Amélie Nothomb
Les Catilinaires
On ne sait rien de soi. On croit s'habituer à être soi, c'est le contraire. Plus les années passent et moins on comprend qui est cette personne au nom de laquelle on dit et fait les choses.
Ce n'est pas un problème. Où est l'inconvénient de vivre la vie d'un inconnu? Cela vaut peut-être mieux: sachez qui vous êtes et vous vous prendrez en grippe.
Cette étrangeté ordinaire ne m'aurait jamais gêné s'il n'y avait pas eu – quoi? je ne vois pas comment dire -, si je n'avais pas rencontré monsieur Bernardin.
Je me demande quand a commencé cette histoire. Des dizaines de datations conviendraient, comme pour la guerre de Cent Ans. Il serait correct de dire que l'affaire a commencé il y a un an; il serait juste aussi de dire qu'elle a pris sa tournure il y a six mois. Il serait cependant plus adéquat de situer son début aux alentours de mon mariage, il y a quarante-trois ans. Mais le plus vrai, au sens fort du terme, consisterait à faire commencer l'histoire à ma naissance, il y a soixante-six ans.
Je m'en tiendrai à la première suggestion: tout a débuté il y a un an.
Il y a des maisons qui donnent des ordres. Elles sont plus impérieuses que le destin: au premier regard, on est vaincu. On devra habiter là.
A l'approche de mes soixante-cinq ans, Juliette et moi cherchions quelque chose à la campagne. Nous avons vu cette maison et aussitôt nous avons su que ce serait la maison. Malgré mon dédain des majuscules, je me dois d'écrire la Maison, car ce serait celle que nous ne quitterions plus, celle qui nous attendait, celle que nous attendions depuis toujours.
Depuis toujours, oui: depuis que Juliette et moi sommes mari et femme. Légalement, cela fait quarante-trois années. En réalité, nous avons soixante ans de mariage. Nous étions dans la même classe au cours préparatoire. Le jour de la rentrée, nous nous sommes vus et nous nous sommes aimés. Nous ne nous sommes jamais quittés.
Juliette a toujours été ma femme; elle a aussi toujours été ma sœur et ma fille – bien que nous ayons le même âge à un mois près. Pour cette raison, nous n'avons pas eu d'enfant. Je n'ai jamais eu besoin d'une autre personne: Juliette est tout pour moi.
J'étais professeur de latin et de grec au lycée. J'aimais ce métier, j'avais de bons contacts avec mes rares élèves. Cependant, j'attendais la retraite comme le mystique attend la mort.
Ma comparaison n'est pas gratuite. Juliette et moi avons toujours aspiré à être libérés de ce que les hommes ont fait de la vie. Etudes, travail, mondanités même réduites à leur plus simple expression, c'était encore trop pour nous. Notre propre mariage nous a laissé l'impression d'une formalité.
Juliette et moi, nous voulions avoir soixante-cinq ans, nous voulions quitter cette perte de temps qu'est le monde. Citadins depuis notre naissance, nous désirions vivre à la campagne, moins par amour de la nature que par besoin de solitude. Un besoin forcené qui s'apparente à la faim, à la soif et au dégoût.
Quand nous avons vu la Maison, nous avons éprouvé un soulagement délicieux: il existait donc, cet endroit auquel nous aspirions depuis notre enfance. Si nous avions osé l'imaginer, nous l'aurions imaginé comme cette clairière près de la rivière, avec cette maison qui était la Maison, jolie, invisible, escaladée d'une glycine.
A quatre kilomètres de là, il y a Mauves, le village, où nous trouvons tout ce dont nous avons besoin. De l'autre côté de là rivière, une autre maison indiscernable. Le propriétaire nous avait dit qu'elle était habitée par un médecin. A supposer que nous ayons voulu être rassurés, c'était encore mieux: Juliette et moi allions nous retirer du monde, mais à trente mètres de notre asile, il y aurait un docteur!
Nous n'avons pas hésité un instant. En une heure, la maison est devenue la Maison. Elle ne coûtait pas cher, il n'y avait pas de travaux à faire. Il nous paraissait hors de doute que la chance avait tenu les rênes dans cette affaire.
Il neige. Quand nous avons emménagé il y a un an, il neigeait aussi. Nous étions ravis: ces centimètres de blancheur nous donnèrent, dès le premier soir, l'impression tenace d'être chez nous. Le lendemain matin, nous nous sentions plus dans nos murs que pendant les quarante-trois années précédentes, dans cet appartement citadin dont nous n'avions pourtant jamais bougé.
Je pouvais enfin me consacrer tout entier à Juliette.
C'était difficile à expliquer: je n'ai jamais eu l'impression d'avoir eu assez de temps pour ma femme. En soixante années, que lui ai-je donné? Elle est tout pour moi. Elle en dit autant à mon sujet, sans que cela efface mon sentiment d'insuffisance profonde. Ce n'est pas que je me trouve mauvais ou médiocre, mais Juliette n'a jamais eu rien ni personne d'autre que moi. J'ai été et je suis sa vie. Cette pensée me noue la gorge.
Qu'avons-nous fait, ces premiers jours, à la Maison? Rien, je crois. A part quelques promenades dans la forêt si blanche et silencieuse que nous nous arrêtions souvent de marcher pour nous regarder d'un air étonné.
A part cela, rien. Nous étions arrivés là où nous avions voulu être depuis notre enfance. Et d'emblée nous avions su que cette existence était celle à laquelle nous avions toujours aspiré. Si notre paix n'avait pas été troublée, je sais que nous aurions vécu ainsi jusqu'à la mort.
Cette dernière phrase me donne froid dans le dos. Je me rends compte que je raconte mal. Je fais des erreurs. Non pas des inexactitudes ni des contre-vérités, mais des erreurs. C'est sans doute parce que je ne comprends pas cette histoire: elle me dépasse.
Un détail de cette première semaine dont je me souviens à la perfection: je préparais un feu dans la cheminée et, bien entendu, je m'y prenais mal. Il paraît qu'il faut des années pour réussir cet exploit. J'avais confectionné quelque chose qui brûlait; cependant, ce ne pouvait pas être appelé feu, car il était clair que cela ne durerait pas. Disons que j'avais donné lieu à une combustion momentanée: j'en étais déjà fier.
Accroupi près de l'âtre, j'ai tourné la tête et j'ai vu Juliette. Elle était assise dans un fauteuil bas, tout près, et elle contemplait le feu avec ce regard qui est le sien: concentration respectueuse sur la chose, en l'occurrence sur ce pauvre foyer.
Saisissement: elle n'avait pas changé d'un pouce, non pas depuis notre mariage, mais depuis notre première rencontre. Elle avait un peu grandi – très peu -, ses cheveux avaient blanchi, tout le reste, c'est-à-dire tout, était pareil à un point hallucinant.
Ce regard qu'elle avait pour le feu, c'était celui qu'elle avait pour l'institutrice, en classe. Ces mains posées sur ses genoux, ce port de tête immobile, ces lèvres calmes, cet air sage d'enfant intrigué d'être présent: je savais depuis toujours qu'elle n'avait pas changé, pourtant je ne l'avais jamais su à ce point.
Cette révélation m'a broyé d'émotion. Je ne veillais plus à la flambée précaire, je n'avais d'yeux que pour la fillette de six ans avec laquelle je vivais depuis près de soixante ans.
Je ne sais pas combien de minutes cela a duré. Soudain, elle a tourné la tête vers moi et elle a vu que je la regardais. Elle a murmuré:
– Le feu ne brûle plus.
J'ai dit, comme si c'était une réponse:
– Le temps n'existe pas..
Je n'avais jamais été aussi heureux de ma vie.
Une semaine après notre arrivée à la Mai son, nous avions la conviction de n'avoir jamais habité ailleurs.
Un matin, nous avons pris la voiture pour aller au village acheter des provisions. L'épicerie de Mauves nous ravissait: elle ne vendait pas grand-chose et cette absence de choix nous mettait dans une joie inexplicable.
En rentrant, j'ai observé:
– Tu vois, la cheminée du voisin ne fume pas. On peut vivre ici depuis longtemps et ne pas être encore capable de faire du feu.