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Ce n'était pas le moment de penser: il fallait accueillir les époux dans notre demeure. Juliette se conduisit en héroïne. Elle vint au-devant du kyste et lui tendit la main en disant:

– Chère madame, quelle joie de vous rencontrer.

A ma grande surprise, un tentacule de gras se détacha de la masse et se laissa toucher par les doigts de ma femme. Je n'eus pas le courage de l'imiter. Je conduisis au salon les deux poids lourds.

Madame fut entassée dans le canapé. Monsieur s'assit dans son fauteuil. Ils ne bougèrent plus et ils se turent..

Nous étions consternés. Surtout moi, qui étais à l'originé de cette invasion – de ce déferlement de graisse sous notre toit. Et dire que j'avais pris cette initiative pour mettre notre voisin mal à l'aise!

Bernadette ne possédait pas de nez; de vagues trous lui tenaient lieu de narines. De minces fentes situées plus haut comprenaient des globes oculaires: peut-être des yeux, dont rien ne permettait d'affirmer qu'ils voyaient. Ce qui m'intriguait le plus était sa bouche: on eût dit celle d'une pieuvre. Je me demandais si cet orifice avait la faculté de produire des sons.

Très civil, je m'adressai à elle avec un naturel qui me surprit moi-même.

– Chère madame, que puis-je vous servir? Un kir? Deux doigts de sherry? Du porto?

Il se passa une chose terrifiante: la masse se tourna vers son mari et lui éructa quelques grognements étouffés. Palamède, qui semblait s'y connaître en borborygmes, traduisit:

– Pas d'alcool.

Décontenancé, j'insistai:

– Un jus de fruits? Orange, pomme, tomate?

Nouvelle salve de bruits. L'interprète transmit:

– Un verre de lait. Chaud et sans sucre. Il ajouta après dix secondes de malaise:

– Pour moi, un kir.

Juliette et moi étions trop heureux d'avoir une occasion de nous réfugier à la cuisine. Pendant que le lait chauffait, nous n'osions pas nous regarder. Pour détendre l'atmosphère, je murmurai:.

– On lui verse ça dans un biberon?

Rire convulsif de la petite fille aux cheveux blancs.

Le tentacule de gras effleura ma main quand je lui tendis le verre. Un frisson de dégoût me parcourut l'échine..

Ce ne fut rien comparé à la répulsion qui me crispa les mâchoires quand le verre s'inséra dans sa bouche. L'orifice replia ce qui lui servait de lèvres et se mit à aspirer. Le lait fut sucé en un seul coup, mais avalé en plusieurs fois; chaque déglutition faisait le bruit d'une ventouse en caoutchouc en train de déboucher un évier.

J'étais horrifié. Vite, parler, dire n'importe quoi.

– Depuis combien de temps êtes-vous mariés?

Lorsque je laissais s'exprimer mon inconscient, il était toujours indiscret.

Après quinze secondes, le mari répondit:

– Quarante-cinq ans.

Quarante-cinq années avec ce kyste. Je commençais à mieux comprendre l'état mental de cet homme.

– Deux de plus que nous, dis-je avec admiration pour cette longévité conjugale.

Je sentais que ma voix sonnait faux. A cause de cela, je ne parvenais plus à contrôler mes paroles. Et je posai cette question monstrueuse:

– Vous avez des enfants?

L'instant d'après, je me maudis. A-t-on des enfants avec… ça? Pourtant, la réaction de monsieur Bernardin me sidéra. Il devint rouge de colère et dit d'une voix furieuse:

– Vous m'avez déjà posé cette question! Le premier jour!

Il haletait de rage. Visiblement, ce qui le mettait hors de lui, ce n'était pas la cruauté irréfléchie de ma question, mais le fait qu'il y ait déjà répondu. A la lumière de cette explosion, je me rendis compte de l'exceptionnelle mémoire de notre tortionnaire. Faculté qui ne lui servait à rien d'autre qu'à se fâcher, quand il prenait en défaut les souvenirs d'un tiers.

Je bredouillai une excuse. Silence. Je n'osais plus parler. Je ne pouvais pas m'empêcher de contempler madame Bernardin. On m'avait enseigné, depuis toujours, qu'il ne fallait pas regarder les anormaux. Cependant, c'était plus fort que moi.

Je m'aperçus que cette chose, qui devait avoir soixante-dix ans, ne portait pas son âge. Sa peau – enfin, la membrane qui entouniit ce morceau de gras – était lisse et sans rides. Sur la tête, elle avait une belle chevelure noire, saine et sans le moindre cheveu blanc.

Une voix intérieure et démoniaque me susurra: «Oui, Bernadette est fraîche comme au premier jour.» Je me mordis les lèvres pour refréner un fou rire incoercible. Ce fut alors que je remarquai le ruban bleu ciel avec lequel on – Palamède, sans doute – avait noué quelques mèches de ses cheveux. Cette coquetterie vint à bout de ma résistance: je me suis mis à hoqueter d'une manière pitoyable, maladive.

Quand j'eus la force de m'arrêter, je vis monsieur Bernardin me fixer avec mécontentement.

L'adorable Juliette vola à mon secours:

– Emile, peux-tu t'occuper du dîner? Merci, tu es un ange.

Comme j'avais regagné la cuisine, je l'entendis se lancer dans un long monologue:

– Avez-vous remarqué la gentillesse de mon mari? Il me traite comme une princesse. Et c'est ainsi depuis que j'ai six ans. Oui, nous avions six ans, tous les deux, quand nous nous sommes rencontrés. Nous nous sommes aimés dès la première seconde. Nous ne nous sommes jamais quittés. En cinquante-neuf années de vie commune, nous n'avons pas cessé d'être heureux l'un avec l'autre. Emile est un homme d'une intelligence et d'une culture exceptionnelles. Il aurait pu s'ennuyer avec moi. Mais non! Nous n'avons que de beaux souvenirs. Dans ma jeunesse, j'avais de très longs cheveux châtain clair. C'était lui qui s'en occupait: il les lavait, les coiffait. On n'a jamais vu un professeur de grec et de latin être si bon coiffeur. Le jour de notre mariage, il m'a confectionné un chignon fabuleux. Tenez, regardez la photographie. Nous avions vingt-trois ans. Emile était si beau! Il l'est toujours, d'ailleurs. Savez-vous que j'ai gardé ma robe de mariée? Il m'arrive de la mettre encore. J'avais pensé la porter ce soir, mais vous auriez pu trouver cela bizarre. Moi non plus, madame, je n'ai pas eu d'enfant. Je ne le regrette pas. Le monde d'aujourd'hui est si dur pour les jeunes. A notre époque, c'était facile. Nous sommes nés à un mois d'intervalle, lui le 5 décembre 1929 et moi le 5 janvier 1930. A la fin de la guerre, nous avions quinze ans. Quelle chance que nous n'ayons pas été plus vieux! Emile aurait dû partir au combat, il y serait peut-être mort. Je n'aurais pas pu vivre sans lui. Vous comprenez ça, n'est-ce pas? Vous aussi, vous avez vécu si longtemps ensemble.

Je vins pousser une tête pour assister au spectacle. Juliette parlait seule avec exaltation pendant que le tortionnaire regardait dans le vide. Quant à la voisine, il était impossible de savoir ce qu'elle faisait.

Il fallut passer à table. Installer madame Bernardin fut une épreuve. Les deux tiers de sa masse débordaient de part et d'autre de la chaise. N'allait-elle pas se renverser sur le côté? Pour éviter cet éboulement, nous avions calé le siège le plus près possible de la table. Ainsi, sa chair était coincée. Mais il valait mieux ne pas regarder le pneu de graisse étalé autour de son assiette.

C'était il y a un an et je n'ai pas la mémoire de la bouche. Je me souviens seulement que nous avions préparé avec le plus grand soin le menu le plus raffiné qui soit. Des perles aux pourceaux? Pire. Les pourceaux mangent n'importe quoi sans discernement; cependant, ils ont l'air d'y prendre une forme de plaisir.

Le voisin, lui, mangeait avec avidité et dégoût. Il enfournait de grosses quantités en semblant trouver cela infect. Il ne fit aucun commentaire sur aucun plat. Pendant le repas, il ne dit qu'une phrase – d'une longueur étonnante pour lui:

– Vous mangez tant et vous restez maigres!

Ceci nous fut assené avec colère. Je faillis lui répliquer qu'il ne nous était guère loisible de tant manger, vu le peu de nourriture qu'ils nous avaient laissé. J'eus la sagesse de garder cette remarque pour moi.