Madame Bernardin avait des gestes d'une lenteur extrême. Je pensais que je devrais l'aider à couper la viande, mais elle s'en sortait toute seule. En fait, c'était sa bouche qui faisait le travail du couteau. Elle portait jusqu'à l'orifice des morceaux énormes et l'espèce de bec-lèvres en prélevait une quantité. Le tentacule redescendait alors au ralenti et déposait dans l'assiette le surplus, qui finissait par ressembler à une sculpture de nourriture.
Ce ballet avait quelque chose de gracieux. C'était ce que sa bouche fabriquait ensuite qui donnait envie de vomir. Je ne le raconterai pas.
Au moins pouvait-on lui laisser le bénéfice du doute: il n'était pas impossible que la voisine ait du plaisir à manger. La figure de son mari, en revanche, annonçait la couleur: on n'avait pas idée de cuisiner aussi mal que nous. Ce qui ne l'empêchait pas de vider les plats, l'air de dire: «Il faut bien que quelqu'un s'y colle.»
Juliette dut penser la même chose que moi, car elle posa cette question:
– Qu'est-ce que vous mangez, d'habitude, monsieur?
Quinze secondes de réflexion aboutirent à cette sentence:
– De la soupe.
Cela pouvait vouloir tout dire, mais nous n'en sûmes pas davantage. Nous eûmes beau insister: «Quelle soupe? Claire, passée, de poisson, aux pois, avec des croûtons, des morceaux de viande, des macaroni, au pistou, froide, de potiron, avec de la crème, du fromage râpé, aux poireaux…?» La seule réponse qui revint, par cycle, était:
– De la soupe.
C'était pourtant lui qui la préparait. Sans doute en demandions-nous trop.
Le dessert fut une catastrophe. C'est l'unique plat dont je me souvienne, et pour cause: des profiteroles avec une saucière de chocolat fondu. Le kyste s'excita à l'odeur et à la vue du chocolat. Il voulut garder la saucière et nous laisser les choux. Juliette et moi étions ouverts à ce genre de suggestion, nous désirions surtout éviter les drames. C'est monsieur Bernardin qui s'interposa.
Nous assistâmes à une querelle conjugale du troisième type. Le médecin se leva et vint déposer d'autorité quelques profiteroles dans l'assiette de sa moitié. Puis il les nappa d'une dose raisonnable de chocolat et mit la saucière hors de portée. Dès que s'éloigna l'objet de sa convoitise, l'épouse commença à pousser des gémissements qui n'avaient rien d'humain. Les tentacules s'allongeaient autant que possible vers le Graal. Le docteur prit ce dernier et le serra contre lui en disant d'une voix ferme:
– Non. Tu ne peux pas. Non.
Hurlements de Bernadette.
Ma femme murmura:
– Monsieur, vous pouvez la lui donner. Je peux refaire fondre du chocolat, c'est facile.
Cette intervention fut ignorée. Le ton montait entre les Bernardin. Il criait: «Non!» et elle criait quelque chose qui s'apparentait à un idiome. Peu à peu, nous identifiâmes un son:
– Soupe! Soupe!
Ainsi, elle avait cru avoir affaire à une variante de sa nourriture de base. J'eus la sottise de dire:
– Non, madame, ce n'est pas de la soupe, c'est de la sauce. On ne mange pas cela de la même façon.
Le kyste sembla trouver que j'étais byzantin avec mes précisions ridicules et il hurla de plus belle.
Juliette et moi aurions voulu être ailleurs. La dispute ne cessait d'empirer, aucun apaisement ne s'annonçait. Palamède recourut alors à une solution à laquelle même Salomon n'eût pas songé: il enleva la cuiller du récipient, la lécha, puis but le contenu de la saucière d'un trait. Ensuite, il la déposa, l'air d'avoir trouvé ce chocolat ignoble.
Il y eut une dernière clameur kystique, déchirée:
– Soupe!
Après quoi, la chose se tassa, matée, désolée. Elle ne toucha pas à son assiette.
Ma femme et moi, nous étions révoltés.
Quel sale type! S'être forcé à laper une sauce qu'il n'aimait pas, sous prétexte d'enseigner les bonnes manières à cette malheureuse handicapée! Pourquoi ne tolérait-il pas que son épouse ait du plaisir? J'étais prêt à me lever afin de préparer une casserole entière de chocolat fondu pour ce pauvre mammifère. Mais j'eus peur une nouvelle fois de la réaction du tortionnaire.
Dès cet instant, Bernadette nous inspira une sympathie pleine de tendresse.
Après le dîner, nous réinstallâmes la masse de notre invitée dans le canapé tandis que le docteur se laissait tomber dans son fauteuil. Juliette proposa des cafés. Monsieur accepta; madame, qui boudait, n'émit aucun son.
Ma femme n'insista pas et disparut à la cuisine. Dix minutes plus tard, elle revint avec trois cafés et une grande tasse de chocolat fondu.
– De la soupe, dit-elle en la tendant à la chose avec un gentil sourire…
Palamède eut l'air plus mécontent que jamais, mais il n'osa pas protester. J'eus envie d'applaudir: comme d'habitude, Juliette avait eu plus de courage que moi.
Le kyste lampait la sauce avec des beuglements de volupté. C'était répugnant, mais nous étions ravis. La colère rentrée de son mari nous rendait encore plus heureux.
Je me lançai dans un monologue sur le rôle de Parménide quant à l'élaboration du vocabulaire philosophique. J'eus beau être odieux, harassant, confus et aride, mes hôtes ne donnèrent aucun signe d'exaspération.
Peu à peu, je compris qu'ils appréciaient ma logorrhée. Non parce qu'elle les intéressait, mais parce qu'elle les berçait. Madame Bernardin n'était autre qu'un énorme organe digestif. Le bruit monotone qui sortait de ma bouche lui procurait ce merveilleux calme dont rêvent les viscères. La voisine passait une soirée exquise.
A 11 heures pile, le docteur la hissa hors du canapé. Si «impossible» n'est pas français, «merci» n'est pas bernardin. En l'occurrence c'était nous qui avions envie de les remercier, puisqu'ils partaient.
Ils n'étaient restés que trois heures, ce qui eût frisé l'insulte de la part d'invités ordinaires. Seulement, trois heures passées avec les époux Bernardin laissaient l'impression du double. Nous étions vannés.
Palamède s'éloigna dans la nuit en tirant son poids mort matrimonial. On eût dit un gros marinier traînant une péniche.
Le lendemain matin, nous nous étions réveillés avec l'exécrable sensation d'avoir commis une erreur. Laquelle? Nous ne le savions pas, mais nous ne doutions pas que nous allions en subir les conséquences.
Nous n'osions pas en parler. Laver la vaisselle de la veille nous parut un bienfait: les pauvres soldats ont le goût des tâches fastidieuses car elles calment.
Quand vint l'après-midi, nous n'avions pas encore échangé un mot. En regardant par la fenêtre, Juliette tira la première salve, d'une voix anodine:
– Crois-tu qu'elle était déjà comme ça, quand il l'a épousée?
– Je me pose la même question. A la voir, il semble impossible qu'elle ait été normale un jour. D'autre part, si elle était déjà… comme ça, pourquoi l'a-t-il épousée?
– Il est médecin.
– Se marier avec un tel cas, ce serait pousser la conscience professionnelle un peu loin.
– Ça arrive, non?
– Il faut reconnaître que cela reste la suggestion la moins improbable.
– Alors, monsieur Bernardin est un saint.
– Un drôle de saint! Rappelle-toi l'affaire de la sauce au chocolat.
– La soupe. Oui. Tu sais, quand on vit depuis quarante-cinq ans avec ce genre de personne, on change peut-être.
– C'est sans doute ça qui l'a rendu aussi mal embouché. Quand on a cessé de parler depuis quarante-cinq années…
– Elle parle, pourtant.
– Elle est capable de s'exprimer, certes. Mais aucune conversation n'est possible, tu l'as vu. En fait, tout s'explique: si Bernardin est venu s'installer dans ce trou perdu, c'est pour cacher sa femme. S'il est devenu cette espèce de brute, c'est à force de la côtoyer de ne côtoyer qu'elle. Et s'il s'impose chez nous deux heures par jour, c'est que ce qui reste d'humain en lui a besoin d'humanité. Nous sommes sa dernière planche de salut: sans nous, il sombrerait dans l'état larvaire de sa moitié.