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Je lis dans le dictionnaire: «Propriétés des gaz: expansibilité, élasticité, compressibilité, pesanteur.» On jurerait une description du mal.

Monsieur Bernardin n'était pas le mal, il était une grande outre vide où sommeillait le gaz maléfique. Je l'avais d'abord cru inactif parce qu'il restait des heures à ne rien faire. Ce n'était qu'une apparence: en réalité, il était en train de me détruire.

A 6 heures, il partit.

Le lendemain, il arriva à 4 heures et s'en alla à 6 heures.

Le surlendemain, arrivée à 4 heures, départ à 6 heures.

Et ainsi de suite.

Certaines personnes ont des «5 à 7», c'est le nom pudique des rendez-vous coquins. Je propose que «4 à 6» désigne le contraire.

– Quand même, il a épousé une infirme.

– Est-ce une circonstance atténuante?

– Imagine un peu ce que doit être la vie avec cette femme.

– Je vais te faire lire La Pitié dangereuse.

– Emile, les livres ne sont pas la clef de tout.

– Bien sûr que non. Mais les livres aussi, ce sont des voisins – des voisins de rêve, qui viennent chez vous seulement quand vous les appelez, et qui s'en vont dès que vous ne voulez plus les voir. Considérons que Zweig est un voisin.

– Et qu'est-ce qu'il dit, ce voisin?

– Il dit qu'il y a une bonne et une mauvaise pitié. Je ne suis pas sûr que monsieur Bernardin pratique la bonne.

– Avons-nous le droit de le juger?

– Avec un mufle pareil, nous avons tous les droits. A-t-il le droit de s'imposer chez nous deux heures par jour?

– J'essayais néanmoins de dire que, au départ, son désir d'épouser Bernadette avait dû être généreux.

– Tu as vu comment il la traitait, l'autre soir? Tu trouves ça généreux? Il ne suffit pas de prendre en charge une handicapée pour être un saint.

– Un saint, non. Un brave homme.

– Ce ri' est pas un brave homme. La bonté mal pratiquée n'est pas de la bonté.

– S'il ne l'avait pas épousée, que serait-elle devenue?

– Nous n'en savons rien. Comment était-elle, il y a quarante-cinq ans? En tout cas, elle n'aurait pas été plus malheureuse sans lui.

– Et lui, comment était-il, il y a quarante-cinq ans? Je ne peux pas'imaginer qu'il a été jeune et mince.

– Il n'était peut-être pas mince.

– Mais il était jeune, tu te rends compte?

– Certaines. personnes ne sont jamais jeunes.

– Enfin, il a bien fallu qu'il fasse des études de médecine! Un demeuré peut-il y parvenir?

– Je vais finir par le croire.

– Non, ce n'est pas possible. Je pense plutôt qu'il a très mal vieilli. Cela peut arriver. Nous-mêmes, comment serons-nous dans cinq ans?

– Une chose est sûre: tu ne seras pas comme elle.

Juliette rit et se mit à mugir:

– Soupe! Soupe!

Je me réveillai au milieu de la nuit, frappé par une évidence que je n'avais pas encore osé me formuler: monsieur Bernardin était l'emmerdeur mythologique.

Certes, nous savions déjà qu'il était un emmerdeur. Mais cela ne suffisait pas: beaucoup de gens peuvent être qualifiés de tels. Notre voisin, lui, représentait le type pur.

Je passai en revue les figures des mythologies anciennes ou modernes que je connaissais. L'éventail des personnages possibles y apparaissait. Tout le monde y était, sauf l'emmerdeur archétypal. Il y avait des fâcheux, d'envahissants bavards, d'exaspérants séducteurs, des dames embêtantes au superlatif, des enfants à jeter par la fenêtre.

Cependant, il n'y avait personne qui s'apparentât à notre tortionnaire.

Il m'avait été donné de rencontrer celui qui, à part emmerder son prochain, n'avait pas l'ombre d'une activité ou d'une raison d'être. Médecin? Je ne l'avais jamais vu soigner personne. Poser une main sur le front de Juliette ou empêcher Bernadette de lamper de la sauce au chocolat ne constituaient pas une activité médicale.

En vérité, monsieur Bernardin n'était sur terre que pour emmerder. La preuve, c'est qu'il n'avait pas un atome de plaisir à vivre. Je l'avais observé: tout lui était désagréable. Il n'aimait ni boire, ni manger, ni se promener dans la nature, ni parler, ni écouter, ni lire, ni regarder de belles choses, rien. Le plus grave, c'est qu'il n'avait même pas de plaisir à m'emmerder: il le faisait à fond, parce que c'était sa mission, mais il n'en retirait aucune joie. Il avait l'air de trouver très emmerdant de m'emmerder.

Si au moins il avait été comme ces vieilles chipies qui éprouvent une jouissance perverse à enquiquiner les autres! L'idée de son bonheur m'eût consolé.

Ainsi, il s'empoisonnait la vie en empoisonnant la mienne. C'était un cauchemar. Pire: les rêves les plus affreux ont une fin, alors que mon épreuve ne se terminerait pas.

En effet, j'examinais l'avenir: il n'y avait aucune raison pour que la situation évoluât. Rien, à l'horizon, qui pût ressembler à un dénouement.

Si cette maison n'avait pas été la Maison, nous eussions pu partir. Nous aimions trop notre clairière. Si Moïse avait eu le temps d'habiter la Terre promise, aucun Bernardin n'eût pu le décider à s'en aller.

Une autre hypothèse était la solution de toute existence humaine: la mort. Le décès naturel de notre voisin. C'eût été parfait. Hélas, il avait beau avoir soixante-dix ans et être gros, il ne semblait pas mourant. D'ailleurs, les médecins n'ont-ils pas une espérance de vie supérieure à la moyenne?

La dernière possibilité était celle que Juliette ne cessait de suggérer: refuser de l'accueillir. Bien entendu, c'était ce que j'eusse dû faire. C'était la sagesse dans la légalité. Et si je n'avais pas été un pauvre petit professeur effaré, j'en eusse trouvé la force. Hélas, on ne choisit pas qui l'on est. Je n'avais pas choisi d'être pusillanime, cela m'avait été imposé.

Non sans dérision, je me pris à penser que c'était le destin. On n'enseigne pas le grec et le latin pendant quarante années si l'on n'est pas féru de mythologie. Il y avait donc, sinon une justice, au moins une cohérence dans ce coup du sort: c'était à moi, philologue, qu'il revenait de rencontrer une nouvelle figure archétypale..

C'était comme si j'avais été un spécialiste des maladies hépatiques qui, vers la fin de sa vie, aurait contracté une cirrhose du foie: une malchance qui, somme toute, serait tombée sur la personne adéquate.

Je me retournai dans le lit en souriant, car je venais de comprendre une vérité désolante et drôle, à savoir que le sens était la consolation des faibles.

Certes, des armées de philosophes s'en étaient rendu compte avant moi. Mais la sagesse des autres n'a jamais servi à rien. Quand arrive le cyclone – la guerre, l'injustice, l'amour, la maladie, le voisin -, on est toujours seul, tout seul, on vient de naître et on est orphelin.

– Et si on achetait la télévision?

Juliette faillit renverser la cafetière.

– Tu es fou.

– Pas pour nous. Pour lui. Comme ça, quand il viendrait ici, on l'installerait devant la télévision et on serait tranquilles.

– Tranquilles, avec ce bruit infernal?

– Tu exagères. C'est vulgaire, mais pas infernal.

– Non, c'est une très mauvaise idée. De deux choses l'une: soit monsieur Bernardin n'aime pas la télévision, et il sera encore plus mécontent qu'avant, mais ne délogera pas pour autant. Soit il aime la télévision et il passera quatre heures, cinq heures, sept heures par jour chez nous.

– Horreur. Je n'y avais pas pensé. Et si on leur offrait la télévision?

Elle éclata de rire.

A cet instant, le téléphone sonna. Nous nous regardâmes avec terreur. Cela faisait près de deux mois que nous vivions à la Mai son, et nous n'avions encore jamais reçu un coup de téléphone.