Juliette balbutia:
– Tu crois que…
Je me mis à pester:
– Evidemment que c'est lui! Qui d'autre que lui? Ça ne lui suffit plus, les 4 à 6! Ça commence au petit déjeuner, maintenant!
– Emile, je t'en prie, ne décroche pas, dit ma femme d'une voix suppliante.
Elle était livide.
Je jure que je ne voulais pas décrocher. Mais il se passa la même chose que quand il frappait à la porte: ce fut plus fort que moi. Je me sentais mal, l'air n'entrait pas. Et cette sonnerie qui n'arrêtait pas! Ce qui confirmait l'identité de l'appelant.
Mort de honte et à bout de nerfs, je me ruai sur le récepteur et décrochai en regardant Juliette qui avait caché son visage derrière ses mains.
Quelle ne fut pas ma stupeur d'entendre, à la place du borborygme attendu, la plus charmante et juvénile des voix féminines:
– Monsieur Hazel, je ne vous réveille pas? Le souffle me revint à l'instant.
– Claire!
Ma femme eut l'air aussi surpris et heureux que moi. Claire était la meilleure élève que j'aie eue en quarante ans. Elle avait passé son baccalauréat l'année précédente. Nous nous sentions comme ses grands-parents..
La petite Claire m'expliqua qu'elle venait d'obtenir son permis de conduire. Elle avait acheté d'occasion une voiture qui tenait encore la route et rêvait de s'en servir pour venir nous voir.
– Mais bien sûr, Claire! Rien ne pourrait nous faire plus de plaisir.
Je lui expliquai le chemin. Elle annonça qu'elle arriverait le surlendemain vers 3 heures de l'après-midi. J'allais commencer à me réjouir quand je songeai à monsieur Bernardin.
Hélas, la jeune fille était déjà en train de me dire au revoir. Je n'eus pas le temps de lui suggérer une autre heure: rapide comme une hirondelle, elle avait raccroché.
– Elle vient après-demain, annonçai-je sur un ton mi-figue mi-raisin.
– Samedi! Quelle joie! J'avais si peur de ne plus la revoir!
Juliette était aux anges. Il me fallut du courage pour ajouter:
– Elle arrivera à 3 heures. J'ai voulu proposer une autre heure mais…
– Ah.
Sa joie retomba un peu. Pourtant, elle trouva le moyen de rire:
– Qui sait? Ce sera peut-être très drôle, comme rencontre.
Je me demandais si élle croyait ce qu'elle suggérait.
Claire était une jeune fille d'un autre temps. Je ne dis pas cela parce qu'elle avait étudié le latin et le grec pendant son adolescence; elle n'avait pas eu besoin de cette bizarrerie pour ne pas appartenir à son époque. Son visage était si doux que ses contemporains ne la trouvaient pas jolie, et elle souriait tant que les jeunes la prenaient pour une écervelée.
Elle traduisait Sénèque et Pindare à la lecture, en un français élégant et subticlass="underline" elle n'avait même pas l'air de se rendre compte de cette faculté. Mais ses condisciples en avaient conscience et tiraient argument de ce prodige pour la mépriser. J'ai souvent remarqué que les lycéens détestent l'intelligence.
Claire voguait au-dessus de tout cela avec majesté. Une véritable amitié était née entre elle et moi. Ses parents étaient des braves gens qui ne cessaient de lui reprocher son goût des langues anciennes: ils auraient été si heureux de la voir choisir des études sérieuses telles que la comptabilité et le secrétariat. Apprendre une langue morte leur paraissait la perte de temps la plus consternante qui se pût concevoir. Et en apprendre deux!
J'avais invité Claire à déjeuner. Elle devait avoir quinze ans cette année-là: Juliette avait eu un coup de foudre pour elle, et cela avait été réciproque. Nous nous trouvions trop âgés pour être ses parents, nous la considérions comme notre petite-fille.
Il s'était créé entre nous trois un lien d'une force rare. Claire était devenue la seule personne du monde extérieur qui nous importât.
Elle portait son prénom à merveille: il émanait d'elle une lumière qui captait le regard. Elle faisait partie de ces êtres d'exception dont la simple présence suffit à rendre heureux.
Claire avait dix-huit ans maintenant, mais elle n'avait pas changé: nous ne l'avions plus vue depuis une dizaine de mois et rien n'avait altéré cette affection profonde qui nous unissait.
Elle m'appelait toujours «monsieur Hazel», alors qu'elle usait du prénom de Juliette depuis leur rencontre. Je n'en étais pas vexé: après tout, ma femme était mon enfant, ce qui la rendait plus proche de la jeune fille.
Claire n'était chez nous que depuis dix minutes et nous en étions déjà illuminés. Cela ne tenait pas tant à ce qu'elle racontait qu'à sa manière d'être. Sa gaieté nous éclaboussait. Nous étions si contents qu'elle ne nous ait pas oubliés. Le monde extérieur nous indifférait mais, elle, elle nous était nécessaire.
On frappa à la porte. Déjà 4 heures! Et moi qui m'étais promis d'avertir la petite de cette visite inopportune, afin qu'elle puisse comprendre.
– Oh, vous attendiez quelqu'un? Je vais m'en aller…
– Claire, non! Je vous en supplie.
Monsieur Bernardin paraissait outré que nous ayons eu l'audace de recevoir quelqu'un pendant les heures qui désormais lui appartenaient. Il marmonna entre ses dents quand elle lui dit bonjour, armée de son sourire exquis. Juliette et moi étions gênés de sa grossièreté, comme si nous en avions été responsables.
Il se laissa tomber dans son fauteuil et ne bougea plus. La jeune fille le regardait avec un étonnement plein de gentillesse. Elle devait croire qu'il était notre ami et que, pour cette raison, il fallait lui parler.
– C'est une bien belle région que vous habitez! s'exclama-t-elle d'une voix charmante.
Le tortionnaire sembla excédé, l'air de penser: «Comme si j'allais m'abaisser à parler à une péronnelle qui ose s'imposer pendant mes heures!»
Il ne daigna pas ouvrir la bouche. J'étais consterné. Claire le crut dur d'oreille et répéta sa remarque plus fort: il la regarda comme si elle était une harengère. l'aurais voulu le gifler. Je me contentai de répondre à sa place.
– Monsieur Bernardin est notre voisin. Il vient ici chaque jour, de 4 heures à 6 heures.
Je pensais que Claire comprendrait la nature de ces visites, qu'il était visible que nous étions les victimes d'un tortionnaire. Hélas, ce n'était pas si manifeste que cela: la jeune fille crut que nous avions une vraie amitié pour lui. Peut-être même pensa-t-elle que c'était nous qui l'invitions. Il y eut un froid. Un froid irrémédiable. La petite n'osait plus parler à l'intrus, elle ne s'adressait désormais qu'à nous, mais elle avait perdu son naturel et son ton allègre. Quant à Juliette et moi, nous étions si crispés que nous parlions d'un air emprunté. Nos sourires sonnaient faux.
C'était abominable.
Claire ne tint pas le coup longtemps. Vers 5 heures, elle fit mine de partir. Nous voulûmes la retenir; elle assura qu'elle avait un rendez-vous, qu'elle ne pouvait s'y dérober.
Je la raccompagnai jusqu'à sa voiture. A peine étais-je seul avec elle que je tentai de lui expliquer la situation:
– Vous comprenez, il nous est difficile de ne pas le recevoir, c'est le voisin, mais…
– Il est gentil. C'est une bonne compagnie pour vous, me coupa la jeune fille qui voulait me tirer d'embarras.
Les mots me restèrent dans la gorge. Pour la première fois de ma vie, on me parlait sur un ton condescendant – et c'était Claire, ma petite-fille, qui me parlait comme ça! C'était elle, dont j'avais été si longtemps le professeur préféré, elle qui m'avait admiré, qui avait donné un sens à ma pauvre carrière, c'est elle qui maintenant usait envers moi de cette douceur pauvre que l'on réserve aux vieillards!
Elle me serra la main avec un sourire affectueux et triste dans lequel je lisais: «Allons, je ne peux pas vous en vouloir d'avoir votre âge.»