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– Vous reviendrez, n'est-ce pas? Claire, vous reviendrez?

– Oui oui, monsieur Hazel; embrassez Juliette, me répondit-elle avec un regard d'adieu.

Le véhicule disparut dans la forêt. Je savais que je ne reverrais jamais mon élève.

Quand je revins au salon, ma femme me demanda avec angoisse:

– Est-ce qu'elle reviendra?

Je répétai la réponse de la jeune fille:

– Oui oui.

Juliette sembla rassurée. Sans doute ignorait-elle cette spécificité linguistique: en mathématiques, plus par plus font plus, alors que le mot oui multiplié par deux équivaut toujours à une négation.

Monsieur Bernardin, lui, eut l'air de comprendre car je vis passer dans son œil éteint l'expression du triomphe.

La respiration de Juliette était devenue celle du sommeil. Je pouvais enfin me laisser aller.

Je quittai le lit et je descendis l'escalier sur la pointe des pieds. Il était plus de minuit. Sans allumer la lumière, je m'assis dans ce fauteuil maudit que le tortionnaire s'était 'attribué. Je me rendis compte qu'à force de supporter le poids de notre voisin, il s'était creusé en son centre.

J'essayais de me mettre à la place de Claire. Si fine fût-elle, elle n'avait pu s'en remettre qu'aux apparences, et je ne devais pas lui en vouloir.

J'avais accumulé les erreurs. Si je n'avais fait aucun commentaire sur la venue de monsieur Bernardin, la jeune fille aurait pu comprendre qu'il s'agissait d'un fâcheux. Mais j'avais, précisé qu'il venait tous les jours de 4 heures à 6 heures. Elle en avait donc conclu que cet imbécile était un ami.

Plus grave: je devais la remercier de l'avoir pensé. Comment aurait-elle imaginé que je puisse me laisser envahir? Si on lui avait dit que son professeur vénéré s'avérait incapable de fermer sa porte à un mufle pareil, elle ne l'aurait pas cru. Elle m'estimait trop pour cela.

Comble des combles, je m'en tirais à bon compte! Il y avait de quoi rire. Pourtant, j'étais au bord des larmes. J'entendais la voix de Claire qui pensait tout haut: «A cet âge-là, on ne supporte plus la solitude. On préfère une compagnie, si encombrante soit-elle, à l'impression d'être abandonné. Quand même, de la part d'un homme qui m'a enseigné la sagesse des Anciens, qui méprisait les attitudes grégaires et qui révérait Siméon le Stylite, en arriver là! Il m'avait dit qu'il se retirait à la campagne pour fuir le monde, comme Jansénius à Ypres. Et le voici qui invite chaque jour ce bonhomme grossier. Enfin, il faut être indulgent. La vieillesse est un naufrage. Mais je n'ai pas envie de voir couler le bateau: c'est au-dessus de mes forces. Et je ne veux surtout plus me retrouver avec ce type. Je me demande comment Juliette le supporte… Je n'irai plus les voir. Je préfère garder mon souvenir intact. D'ailleurs, ils ont un ami, ils n'ont plus besoin de moi.»

J'essayais de faire taire cette voix. Je me maudissais. Si seulement j'avais eu le temps de lui expliquer, en la conduisant à sà voiture! Mais j'en avais eu le temps! Pourquoi avais-je manqué cette occasion?

Pour la première fois de ma vie, je comprenais que j'étais vieux. C'était le regard d'une jeune fille affectueuse qui me l'avait appris: la révélation n'en était que plus terrible.

J'étais vieux par ma faute. Aujourd'hui, on ne peut plus incriminer l'âge: soixante-cinq ans, cela ne signifie plus rien. Je ne pouvais donc m'en prendre qu'à moi-même.

Et il y avait de quoi. Pour singulière qu'elle fût, ma faute n'en était pas moins méprisable.

Je m'étais rendu coupable d'une forme particulière de faiblesse: j'avais renoncé à mon idéal de bonheur et de dignité. En langage vulgaire, j'acceptais qu'on m'emmerde. Et je l'acceptais pour rien, au nom de rien: les conventions que j'avais invoquées pour me justifier n'existaient pas.

C'était une conduite de vieillard. Je méritais d'être vieux puisque j'avais des attitudes de vieux.

Et Juliette: à supposer que j'aie eu le droit de me rendre malheureux, au nom de quoi avais-je fait si peu de cas de son bonheur à elle? J'avais privilégié celui que je méprisais aux dépens de celle que j'aimais. Elle n'avait pourtant pas manqué de me conseiller, et sa suggestion était si simple, si facile à appliquer: il suffisait de ne plus ouvrir la porte! Etait-il donc insurmontable de ne pas ouvrir sa porte à l'envahisseur?

Je n'avais rien vu venir. Jamais je n'aurais imaginé qu'une faiblesse aussi insignifiante entraînerait de telles conséquences. Il ne fallait pas me le cacher: l'abandon de Claire me poignardait le cœur. Cette petite avait été le seul être humain à m'estimer en toute connaissance de cause et, par là même, à me grandir à mes propres yeux. Nul besoin d'être vaniteux pour avoir besoin, au moins une fois dans sa vie, de se sentir regardé avec admiration par quelqu'un d'intelligent. A fortiori si l'on approche de la vieillesse et que ce quelqu'un est jeune.

Et si, en plus, on se prend d'affection pour sa jeune admiratrice, elle devient l'individu le plus nécessaire: Claire était la garantie extérieure de ma valeur. Aussi longtemps qu'elle m'estimerait, je me ferais l'effet d'être une personne de qualité.

Cette nuit-là, je me trouvais risible, médiocre, indigne. Ma vie entière me semblait à l'avenant.

J'avais été un petit professeur dans un lycée de province, j'avais enseigné, durant quarante années, des langues mortes dont le monde se fichait, j'avais, au nom de principes glorieux, tenu ma femme recluse loin des joies ordinaires et le peu de bénéfice que j'en avais tiré, cette admiration profonde chez une élève douée, je ne l'avais même plus. Dans les yeux de la jeunesse, j'avais lu ce qu'il restait de moi: un pauvre vieux.

Tchékhovien, je regardai par la fenêtre en murmurant: «Toute vie est échec. Toute vie est échec.» En cela, mon existence était ordinaire, tellement ordinaire, le plus banal des enlisements.

Je m'enfonçai dans le trou que monsieur Bernardin avait creusé en son fauteuil, je cachai mon visage derrière mes mains et je pleurai.

A 4 heures de l'après-midi, l'instrument de ma perte arriva chez moi. Je le subis comme on subit une inondation. Je ne lui dis pas un mot. Je ne m'étais pas rasé ce matin-là: je passai ces deux heures à caresser mon menton qui piquait, avec l'étrange conviction que cette barbe était une production du corps de mon tortionnaire.

A 6 heures, il partit.

Ce soir-là, Juliette me demanda quand Claire reviendrait.

– Elle ne reviendra plus.

– Mais… hier, elle t'a dit que…

– Hier, je l'ai priée de revenir, et elle a répondu: «Oui oui». Cela veut dire non.

– Enfin, pourquoi?

– Je l'ai lu dans ses yeux: elle ne viendra plus nous voir. C'est ma faute.

– Qu'est-ce que tu lui as dit?

– Rien.

– Je ne comprends pas.

– Si, tu comprends. Ne me force pas à t'expliquer. Tu as très bien compris.

Ma femme ne prononça plus un mot de toute la soirée. Elle avait un regard de morte.

Le lendemain matin, elle avait 39° de fièvre. Elle garda le lit. Je restai à son chevet. Elle s'endormit souvent, d'un sommeil mauvais, agité.

A 4 heures, on frappa à la porte.

J'étais à l'étage, mais mon ouïe s'était surdéveloppée, ces derniers temps, comme celle d'un animal en alerte.

Un miracle se produisit. Je sentis monter en moi une impulsion d'une force inconnue. Ma cage thoracique se dilata, ma mâchoire se contracta. Sans réfléchir une seconde, je dévalai l'escalier, j'ouvris la porte et, les yeux exorbités, je dévisageai mon adversaire.

Sa grosse face ne s'apercevait de rien. Alors, mes lèvres s'écartèrent et déversèrent le contenu de ma fureur. Je hurlai:

– Foutez le camp! Foutez le camp et ne revenez plus jamais, sinon je jure que je vous casse la gueule!

Monsieur Bernardin ne réagit pas. Son registre d'expressions était limité et l'étonnement n'y figurait pas. Son visage se contenta de se rembrunir; je crus y lire aussi une vague perplexité qui porta ma rage à son comble.