Je finis par quitter le lit. J'enfilai de vieilles chaussures et un paletot et je sortis de la Maison. Le bruit venait de chez les Bernardin. Pourtant, aucune de leurs fenêtres n'était éclairée.
J’en conclus qu'ils disposaient d'une espèce de générateur pour se ravitailler en électricité. Curieux, cependant, que je ne l'aie jamais entendu fonctionner auparavant. Et quelle idée d'attendre la nuit pour le mettre en marche! Enfin, de la part d'un tel emmerdeur, il n'y avait pas lieu de s'en étonner.
C'était donc ça! Notre voisin ne pouvait plus nous torturer de 4 heures à 6 heures; pour se rattraper, il n'avait rien trouvé de mieux que de brancher sa machine la nuit.
Sacré Palamède! Ce procédé dérisoire était bien digne de lui. Car enfin, il se dérangeait d'abord lui-même, avec ce tapage nocturne qu'il devait percevoir dix fois plus fort dans son lit. C'était une démarche identique à la précédente, au fond: quand il nous envahissait deux heures par jour, cela l'emmerdait encore plus que nous. Sa devise semblait être: «Gâchons notre vie dans l'espoir que cela gâche aussi la vie des autres.»
Je lui répondais à haute voix: «Si tu t'imagines que ta nouvelle trouvaille nous dérange, mon pauvre ami! Tu devrais voir dormir Juliette. Si je n'étais pas insomniaque, je ne l'aurais jamais entendu, ton compresseur! Tandis que toi, tu dois avoir l'impression d'habiter un réacteur nucléaire, en ce moment!»
Ragaillardi, je traversai le petit pont qui enjambe la rivière et j'arpentai le territoire des Bernardin. Quelle belle nuit! Aucune étoile au firmament, rien que des nuages couleur d'ébonite, pas un pouce de vent, le printemps encore immobile au creux de l'air.
En contournant leur maison, je m'aperçus qu'il y avait de la lumière dans leur garage: ce devait être le lieu où ils avaient installé leur générateur. D'ailleurs, le bruit venait de là. Le voisin avait sans doute oublié d'éteindre la lampe.
Je marchai jusqu'à la fenêtre pour voir la machine. Une fumée emplissait le garage, il me fallut du temps pour distinguer ce qui s'y passait. C'était le moteur de la voiture qui tournait.
En un quart de seconde, je compris. Je me ruai sur la porte: elle était fermée à clé. Alors je bondis vers la fenêtre que je cassai d'un coup de coude, j'enjambai le mur, je retombai à l'intérieur, j'éteignis le contact de l'automobile et, sans prendre le temps de regarder le corps qui gisait par terre, je soulevai la porte du garage.
Puis je traînai Palamède par les aisselles et le transportai à l'air libre.
Son pouls battait encore, mais le gros homme semblait dans un état critique. Son teint était gris et une sorte de vomissement baveux lui recouvrait le menton. Que faire? C'était lui, le médecin! Ce n'était pas moi, professeur de latin et grec, qui pouvais lui rendre la vie.
Il fallait téléphoner aux urgences. Pas de chez lui. J'avais trop peur de tomber sur Bernadette. Je courus à la Maison, j'appelai les premiers soins. «On vous envoie une ambulance -», me répondit-on, mais l'hôpital était au diable Vauvert.
Fou de nervosité, je retournai au chevet du voisin. J'avais l'impression que son corps émettait une sorte de râle. Je ne savais pas si c'était bon ou mauvais signe. Je lui secouais les bras, comme si cela pouvait le faire revenir à la vie.
Je me mis à l'apostropher:
– Espèce d'emmerdeur! Tu ne recules devant rien, hein? Tu irais jusqu'à crever, rien que pour nous emmerder! Ça ne va pas se passer comme ça, mon vieux! Je ne te laisserai pas mourir, tu entends? On n'a jamais vu un pareil fouteur de merde que toi sur terre!
Ça n'avait pas l'air de lui faire beaucoup d'effet. C'était sur moi que ces imprécations agissaient. Je ne m'en privai pas.
– Qu'est-ce que tu t'imagines? On n'est pas au théâtre, ici! Il ne suffit pas de baisser le rideau quand on estime que c'est fini. Et si la pièce est si mauvaise, eh bien, c'est ta faute! Moi aussi, je pourrais être une larve amorphe: tout le monde a en soi un gros tas immobile, il suffit de se laisser aller pour qu'il apparaisse. Personne n'est la victime de personne, sinon de soi-même. Bon prétexte, que d'avoir épousé une anormale pour s'autoriser à devenir un demeuré. Si tu l'as épousée, c'est parce qu'il y avait déjà en toi un abruti qui reconnaissait en elle sa moitié et son idéal. Dès le début, elle t'allait comme un gant, Bernadette! Je n'ai jamais rencontré un couple aussi bien assorti. Quand on a trouvé la femme de sa vie, on ne se suicide pas! C'est vrai: qu'est-ce qu'elle deviendrait, sans toi? Tu as pensé à ça, avant de transformer ton garage en chambre à gaz? Qu'est-ce que tu croyais? Qu'on allait s'occuper d'elle? Et puis quoi encore? Pour qui nous prends-tu? Pour l'Armée du Salut?
Je criais de plus en plus fort, comme un détraqué:
– Quelle idée, aussi, quand on est médecin, de choisir un suicide pareil? Tu n'avais pas un paquet de pilules qui traînait? Non, évidemment, il a fallu que tu optes pour le moyen le plus dégoûtant. Le mauvais goût en toute chose, telle est ta devise. A moins que… oui, c'était la seule méthode qui te laissait une porte de sortie! Si tu avais avalé des médicaments ou si tu t'étais pendu, je n'aurais jamais pu t'entendre. Avec ta bagnole, tu avais une chance que je te sauve la vie. Et je suis tombé dans le panneau, comme d'habitude. Je me demande ce qui m'empêche de t'y remettre, de rallumer ton moteur et de refermer la porte. Oui, qu'est-ce qui m'empêche de t'y remettre?
Si la sirène de l'ambulance n'avait pas retenti à ce moment-là, je crois que, dément comme je l'étais, je l'aurais fait.
Les infirmiers l'embarquèrent et repartirent dans un bruit assourdissant.
Je faillis les implorer de m'emmener, moi aussi. Quelque chose en moi ne fonctionnait plus. Je titubai jusqu'à la Maison où je tombai sur Juliette, effarée: les hurlements de l'ambulance l'avaient réveillée. Sans ménagement, je lui racontai l'affaire. Elle pâlit et s'écroula sur une chaise. Elle cacha son visage dans ses mains en murmurant:
– Quelle horreur! Quelle horreur!
Sa réaction acheva de me rendre fou:
– Tu veux dire: «Quel monstre!» Je t'interdis de le plaindre! Tu ne comprends pas qu'il jouait la comédie dans le seul but de nous emmerder?
– Enfin, Emile…
– On dirait que tu ne le connais pas! Et moi, comme un crétin, j'ai marché dans son cinéma. Maintenant, il va pouvoir invoquer le droit des martyrs! Il fallait le laisser crever, bien sûr. Non seulement j'ai raté une superbe occasion de nous débarrasser de lui, mais en plus, désormais, nous serons obligés de nous conduire comme des saint-bernard avec lui, nous l'aurons sur le dos tout le temps.
Juliette me dévisagea avec effroi. Pour la première fois en soixante années, elle me parla sèchement:
– Tu te rends compte de ce que tu dis? C'est toi, le monstre! Comment peux-tu croire une pareille abomination? Si tu n'avais pas eu une insomnie, tu ne l'aurais jamais entendu, et il serait mort à l'heure qu'il est. Tu as parlé comme un assassin, un véritable assassin.
– Un assassin! Tu oublies que je lui ai sauvé la vie.
– C'était ton devoir! A partir du moment où tu étais au courant de ce qui se passait, c'était ton devoir. Si tu l'avais laissé mourir, tu aurais été un assassin. Et ce que tu viens de dire est ignoble.
«Si elle savait que j'ai failli le remettre dans sa chambre à gaz!» pensai-je – mais je n'étais plus très content de moi.
– Et Bernadette? ajouta-t-elle, radoucie.
– Je ne l'ai pas vue. A mon avis, elle n'est au courant de rien.
– Est-ce qu'il ne faut pas la prévenir?
– Tu crois qu'elle comprendrait? En ce moment, je parie qu'elle dort. C'est ce qu'elle a de mieux à faire.
– Demain, en se réveillant, elle verra qu'il n'est pas là. Ce sera la panique pour elle.
– Attendons demain.
– Toi, tu voudrais qu'on aille se recoucher et qu'on se rendorme! Comme si on pouvait encore trouver le sommeil après ça!
– Qu'est-ce que tu suggères?