– Pourquoi ferait-il ça?
– Pour l'emmerder. C'est son obsession.
– Peut-être aussi pour la laver. Ou pour la changer.
Je ris en pensant à la chemise de nuit de madame Bernardin: une titanesque robe en polyester imprimé de fleurs des champs, avec une collerette en dentelle de village.
– Tu ne crois pas qu'on devrait lui donner un bain? suggéra Juliette.
L'espace d'un instant, je vis une baignoire pleine de chairs blanchâtres.
– Je propose qu'on laisse cette tâche à son mari.
Le surlendemain, l'hôpital téléphona: on nous donna le feu vert pour récupérer l'autre moitié du couple.
– J'irai seul. Tu as la soupe du kyste à préparer.
Au volant de la voiture, je me trouvai insensé d'aller le chercher. «On devrait le leur laisser», pensai-je.
Au secrétariat, on me fit signer une liasse de papiers incompréhensibles. Monsieur Bernardin, impavide, m'attendait dans un couloir. L'ennui universel pesait sur sa chaise. Quand il me vit, il prit cet air mécontent qu'il avait toujours pour moi. Il ne dit rien, souleva la masse de son corps et me suivit. Je remarquai que les infirmières n'avaient pas lavé ses vêtements, lesquels portaient encore des traces de vomissures.
Pendant le trajet en voiture, il ne prononça pas un mot. Cela m'arrangeait bien. Je lui racontai que nous avions nourri sa femme durant son absence. Il ne réagissait à rien, ne regardait rien; je me demandai si l'intoxication au gaz n'avait pas ravagé le peu de facultés mentales qui lui restaient…
Il faisait splendide, ce jour-là: c'était un début d'avril comme on les décrit dans les manuels scolaires, avec des fleurs légères comme des héroïnes de Maeterlinck. Je me dis que, si j'avais réchappé à une tentative de suicide, un printemps aussi délicieux m'aurait chaviré le cœur au point d'en pleurer: ce paysage saturé de renouveau m'aurait semblé lié à ma propre résurrection et m'aurait réconcilié en profondeur avec ce monde que j'avais voulu quitter.
A l'évidence, Palamède était imperméable à tout cela. Je ne l'avais jamais vu aussi tassé sur lui-même.
J'arrêtai la voiture devant sa porte. Au moment de le quitter, je lui demandai s'il avait besoin d'aide.
– Non, répondit sa voix bougonne.
Il avait donc conservé l'usage de la parole si l'on peut appeler usage une utilisation aussi parcimonieuse.
La question qui me brûlait les lèvres s'échappa de ma bouche:
– Savez-vous que c'est moi qui vous ai sauvé la vie?
Pour la première fois, monsieur Bernardin fut terrifiant d'éloquence. Non qu'il renouvelât son vocabulaire, mais il exploita son silence et son regard comme un rhéteur patenté. Il planta des yeux outrés dans les miens, se tut jusqu'à la limite du supportable et, quand la durée de mon apnée lui parut suffisante, se contenta de dire:
– Oui.
Puis il se retourna et entra chez lui.
Glacé, je regagnai la Maison. Juliette me demanda comment il allait. Je répondis:
– Comme d'habitude.
– J'ai préparé encore plus de soupe qu'hier. Je l' ai mise en bonne vue sur la table de leur séjour.
– C'est gentil mais, à l'avenir, laisse-le se débrouiller.
– Tu ne crois pas que cela lui ferait plaisir si je cuisinais à sa place?
– Juliette, tu n'as pas encore compris: rien ne lui fait plaisir!
Le lendemain matin, la casserole trônait devant notre porte; on n'avait pas touché au contenu.
C'était une fin de non-recevoir.
Les semaines s'écoulèrent. Contrairement à ce que j'avais redouté, le voisin ne vint pas chez nous une seule fois. C'était à peine s'il mettait le nez dehors. Pourtant, la douceur du mois d'avril était comme une provocation: Juliette et moi passions des heures dans le jardin. Nous y prenions le déjeuner et même le petit déjeuner. Nous faisions de longues promenades en forêt, où les oiseaux nous jouaient Le Sacre du printemps revu et corrigé par Janacek.
Palamède ne sortait que pour aller au village en voiture. Les commissions constituaient l'unique élément social de son existence.
Arriva mai, le mois de toutes les mièvreries – je dis cela sans aucune ironie: le pauvre citadin que j'avais toujours été se délectait sans retenue des mille afféteries de la nature et ne dédaignait aucun lieu commun. Les minauderies du muguet me plongeaient dans les émois les plus sincères.
Je racontai à ma femme la légende de la forêt des lilas, comme m'y incitaient les déflagrations bleues et blanches du jardin. Juliette assura qu'elle n'avait jamais entendu une aussi belle histoire; il fallut que je la lui dise chaque jour.
Monsieur et madame Bernardin devaient être insensibles à ce kitsch printanier: on ne les voyait jamais dans leur jardin. Leurs fenêtres étaient toujours fermées, comme s'ils craignaient de dilapider leur précieuse puanteur.
– Ça vaut bien la peine d'habiter la campagne, dit Juliette.
– N'oublie pas que s'il a choisi de vivre ici, c'est pour cacher sa femme. Palamède se fout éperdument des petites fleurs.
– Et elle? Je suis sûre qu'elle les aime et qu'elle serait ravie de les voir.
– Il a honte d'elle, il ne veut pas la montrer.
– Mais nous savons déjà à quoi elle ressemble! Il n'y aurait personne d'autre que nous pour l'apercevoir.
– Le bonheur de Bernadette ne l'obsède pas.
– Quel salaud! Séquestrer cette malheureuse! Et nous tolérons cela?.
– Que veux-tu qu'on fasse? Il n'y a rien d'illégal dans son attitude.
– Et si on allait la chercher pour la conduire dehors, ce serait illégal?
– Tu as vu comment elle marche?
– Pas pour marcher. On la mettrait dans le jardin pour qu'elle voie les fleurs, pour qu'elle respire l'air.
– Il ne nous donnerait jamais son accord.
– On ne le lui demandera pas! On le prendra au dépourvu, on ira chez lui en disant: «Nous venons chercher Bernadette pour passer l'après-midi avec nous sur notre terrasse.» Qu'est-ce qu'on risque?
Peu enthousiaste, je dus convenir qu'elle avait raison. Après le déjeuner, nous allâmes frapper à leur porte (je pensais que c'était le monde à l'envers). Personne n'ouvrit. Je me mis à taper comme une brute, à l'exemple de Palamède cet hiver, mais je n'avais pas sa force. Il n'y eut aucune réaction.
– Et dire que moi, je me croyais obligé de lui ouvrir! m'exclamai-je, les poings en feu.
Juliette finit par entrer d'autorité. Le courage de cette fillette de soixante-cinq ans me stupéfiait. Je la suivis. Le remugle de cet intérieur cauchemardesque avait encore empiré.
Monsieur Bernardin était vautré dans un fauteuil du salon, environné d'horloges. Il nous regarda avec une lassitude exaspérée, l'air de penser que nous étions des voisins bien envahissants – ce qui, venant de lui, était un comble.
Sans lui dire un mot, comme s'il n'existait pas, nous montâmes à l'étage. Le kyste reposait sur sa paillasse. Il portait une chemise de nuit rose avec des marguerites blanches.
Juliette l'embrassa sur les deux joues:
– On va vous conduire dans le jardin, Bernadette! Vous verrez comme il fait beau.
Madame Bernardin se laissa tracter de bonne grâce: nous lui tenions chacun une main. Elle descendit les marches une par une, à l'exemple des enfants de deux ans. Nous passâmes devant Palamède sans expliquer où nous allions – sans même le regarder.
Comme il n'y avait pas de chaise à la taille du monstre, j'avais étendu sur l'herbe un drap jonché de coussins. Nous y avions déposé la voisine; couchée sur le ventre, elle contemplait le jardin avec une expression proche de l'étonnement. Son tentacule droit caressait les pâquerettes: il en ramena une à un centimètre de ses yeux, pour l'examiner.
– Je crois qu'elle est myope, dis-je.
– Tu te rends compte que sans nous, cette femme n'aurait jamais vu une pâquerette de près? s'indigna Juliette.