Tout s'expliquait: depuis le commencement, son attitude était celle d'un bagnard. Au début, quand il s'imposait chez moi deux heures par jour, c'était le pauvre tôlard qui n'avait rien d'autre à faire que d'envahir la cellule d'un autre. Sa gloutonnerie, alors qu'il n'aimait pas manger, était typique de ceux qui avaient atteint le paroxysme de l'ennui. Son sadisme envers sa femme, c'était encore un comportement d'incarcéré: le besoin pathétique d'imposer ses propres souffrances à une victime. Son laisser-aller, sa saleté, sa déchéance physique se retrouvaient chez les condamnés à perpétuité.
C'était tellement clair! Comment n'avais-je pas compris plus tôt?
Une nuit, je m'éveillai en sursaut avec cette pensée peu avouable: «Pourquoi ne recommence-t-il pas? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Qu'attend-il pour recommencer?»
Peut-être craignait-il que je l'en empêche à nouveau. Comment l'avertir que cette fois je ne lui mettrais plus de bâtons dans les roues?
Se reposa alors la question du mode de suicide: pourquoi avait-il choisi le gaz d'échappement? Etait-ce dans l'espoir qu'on le sauve? Non, les chances étaient trop ténues. Il devait l'avoir choisi par masochisme: encore une attitude de prisonnier. Ou encore un acte symbolique: cet homme, qui vivait étouffé en lui-même, voulait mourir asphyxié. Il lui eût été cent fois plus simple et moins douloureux de s'injecter un poison, mais fallait-il exclure que cette brute ait eu, à la manière de tous les suicidés, le besoin de laisser un message? Les autres laissent une lettre, ce qu'il n'eût pas été capable d'écrire. Sa signature à lui, c'eût été ce trépas ô combien barbare qui contenait son épitaphe en filigrane: «Je meurs comme j'ai vécu.»
La nuit du 2 au 3 avril, sans ma maudite insomnie, monsieur Bernardin eût trouvé le salut. A présent, nous étions début juin. Un projet atroce me tenta: et si je lui envoyais un mot? «Cher Palamède, Maintenant j'ai compris. Vous pouvez recommencer, je ne vous dérangerai plus.» J'enfonçai ma bouche dans l'oreiller pour ne pas m'esclaffer à haute voix.
Ensuite, cette idée se mit à me paraître moins monstrueuse. Je finis même par l'envisager avec sérieux. A première vue, une telle lettre semblait cynique et criminelle mais, à y réfléchir, c'était ce dont mon voisin avait besoin. Il fallait l'aider.
Soudain, je ne pus plus attendre. Cette missive était d'une urgence capitale! Je devais la rédiger à l'instant. Je me levai, descendis au salon, pris une feuille et y écrivis les deux phrases libératrices. Je traversai le pont et je glissai le pli sous la porte des Bernardin.
Un sentiment de béatitude et de soulagement m'envahit. J'avais accompli mon devoir. Je retournai au lit et m'endormis avec l'impression idyllique d'avoir été le messager de l'amour divin. Des séraphins chantaient dans ma tête.
Le lendemain, en me levant, il me sembla avoir rêvé. Peu à peu, je m'aperçus de la réalité de mon acte: j'avais bel et bien écrit cette lettre infâme! Et j'avais été jusqu'à la glisser sous sa porte! J'avais perdu la raison.
Sous le regard stupéfait de Juliette, je pris sa pince à épiler et je sortis en courant. Couché par terre devant la porte de la maison voisine, j'introduisis la pince dans la rainure, à l'aveuglette, pour récupérer le papier. Mes tentatives furent infructueuses, le pli était trop loin – ou, alors, Palamède l'avait déjà lu.
Horrifié, je retournai chez nous.
– Peux-tu m'expliquer pourquoi tu te vautres devant leur porte avec ma pince à épiler?
– Je lui ai glissé une lettre cette nuit. Je la regrette… Mais je n'ai pas réussi à la rattraper.
– Qu'avais-tu écrit?
Je n'eus pas le courage d'avouer la vérité.
– Des injures. Du genre: «Vous êtes immonde d'enfermer votre femme, etc.» Les yeux de Juliette étincelèrent.
– Bravo. Je suis contente que tu n'aies pas récupéré l'enveloppe. Je suis fière de toi. Elle me prit dans ses bras.
Je passai la joumée à me détester. Le soir, je me couchai tôt et m'endormis comme si j'avais cherché à me fuir. A 2 heures du matin, je m'éveillai: plus moyen de fermer l'œil.
Ce fut alors que je compris une chose effrayante sur mon propre compte: il y avait un autre Emile Hazel. En effet, pendant cette insomnie, je me donnai raison d'avoir écrit cette lettre. Je n'éprouvais plus la moindre honte. Au contraire, j'étais heureux de mon acte.
Etais-je un nouveau docteur Jekyll? Je refusai cette hypothèse par trop romanesque. En revanche, je compris que la nuit avait sur moi une influence gigantesque. Mes pensées nocturnes envisageaient toujours le pire et ne laissaient jamais place à des possibilités telles que l'amélioration, l'espoir ou même l'inoffensive indifférence. Durant mes insomnies, tout était tragique et tout était de ma faute!
Se posa alors une question singulière: lequel des deux Emile Hazel avait raison? Le diurne, un peu lâche, et qui retirait son épingle du jeu? Ou le nocturne, l'écœuré, le révolté prêt aux actions les plus hardies pour aider les autres – à vivre ou à mourir?
Je résolus d'attendre le lendemain pour le savoir. Or, le matin, je pensais le contraire de mes ruminations insomniaques. J'étais à nouveau prêt à toutes les compromissions.
Quelques jours plus tard, je fus rassuré. Monsieur Bernardin se portait comme un charme et je me trouvais grotesque d'avoir supposé que ma lettre l'influencerait.
J'imaginais Palamède ramassant mon papier, le lisant et secouant la tête avec ce mépris qu'il éprouvait à mon endroit depuis le début. Je soupirais de soulagement.
Il m'était enfin donné de comprendre le mythe de Pénélope, dont j'étais loin d'être la seule victime: n'anéantissons-nous pas tous, la nuit, le personnage que nous nous composons le jour, et réciproquement? La femme d'Ulysse jouait le jeu des prétendants en tissant sa toile et redevenait, à la faveur de l'obscurité, l'héroïne hautaine de la négation. La lumière favorisait la molle comédie de la civilité, les ténèbres ne laissaient de l'humain que sa rage destructrice.
– A ton avis, Juliette, pourquoi ne tente-t-il pas à nouveau de se suicider? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Alors pourquoi ne recommence-t-il pas?
– Je ne sais pas. Je suppose qu'il a compris la leçon.
– Quelle leçon?
– Qu'on ne le laissera pas faire.
– A supposer que nous ayons les moyens de le surveiller!
– Il a peut-être repris goût à la vie.
– Tu trouves qu'il en a l'air?
– Comment le savoir?
– Regarde-le.
– Impossible: il s'enferme chez lui.
– Précisément. Il habite le Paradis terrestre, c'est le plus joli printemps du monde et il s'enferme chez lui.
– Il y a des gens qui ne sont pas sensibles à ces choses-là.
– Et à quoi est-il sensible, à ton avis?
– Aux horloges, sourit-elle.
– En effet. Il aime les horloges comme Dame la Mort aime sa faux. Alors, je repose ma question: qu'attend-il pour sa deuxième tentative de suicide?
– On jurerait que tu le voudrais.
– Non. J'essaie seulement de le comprendre.
– Tout ce que je peux te dire, Emile, c'est ceci: il me semble que même si on désire mourir, se tuer doit être une épreuve effrayante. J'ai lu le témoignage d'un parachutiste: il disait que c'était le deuxième saut dans le vide qui terrorisait le plus.
– Donc, à ton avis, s'il ne recommence pas, c'est qu'il a peur?
– Ce serait humain, non?
– En ce cas, te rends-tu compte du désespoir de ce pauvre type? Il veut mourir et il ne parvient plus à trouver le courage de se suicider.
– C'est bien ce que je pensais: tu voudrais qu'il recommence!