Je pris la tasse des mains du gros monsieur que mon rire courrouçait et j'allai vers la cuisine.
– Je vous refais un thé tout de suite.
Quand il fut 6 heures, il partit. Je montai dans la chambre.
– Je t'ai entendu rire très fort.
Je lui racontai le coup du thé froid. Elle rit aussi. Après, elle sembla désemparée.
– Emile, qu'allons-nous faire?
– Je ne sais pas.
– Il faut ne plus lui ouvrir.
– Tu as vu ce qui s'est passé tantôt. Il cassera la porte, si je ne lui ouvre pas.
– Eh bien, il cassera la porte! Ce sera une merveilleuse occasion d'être brouillés avec lui.
– Mais la porte sera cassée. En hiver!
– Nous la réparerons.
– Elle sera cassée pour rien, car il n'y a pas moyen de se brouiller avec lui. D'ailleurs, il vaut mieux rester en bons termes: c'est notre voisin.
– Et alors?
– Il vaut mieux s'entendre avec son voisin.
– Pourquoi?
– C'est l'usage. Et puis, n'oublie pas que nous sommes seuls ici. En plus, il est médecm.
– Etre seuls, c'était ce que nous voulions. Tu dis qu'il est médecin; moi, je dis qu'il va nous rendre malades.
– N'exagère pas. Il est inoffensif.
– As-tu vu notre degré d'anxiété au bout de quelques jours? Dans quel état serons nous dans un mois, dans six mois?
– Peut-être arrêtera-t-il à la fin de l'hiver.
– Tu sais bien que non. Il viendra tous les jours, tous les jours, de 4 heures à 6 heures!
– Il se découragera peut-être.
– Il ne se découragera jamais.
Je soupirai.
– Ecoute, c'est vrai qu'il est embêtant. Pourtant, nous avons une belle vie, ici, non? C'est celle que nous avons toujours souhaitée. Nous n'allons pas nous la laisser empoisonner par un détail aussi ridicule. Un jour compte vingt-quatre heures. Deux heures, c'est le douzième d'un jour. Autant dire rien. Nous avons vingt-deux heures de bonheur quotidien. Au nom de quoi oserions-nous nous plaindre? Tu as songé au sort de ceux qui n'ont même pas deux heures de bonheur par jour?
– Est-ce que c'est une raison pour se laisser envahir?
– La décence nous contraint de comparer notre vie à celle des autres. Notre existence est un rêve. J'aurais honte de protester.
– Ce n'est pas juste. Tu as travaillé quarante années pour un petit salaire. Notre bonheur d'aujourd'hui est modeste et mérité. Nous avons déjà payé le prix.
– Il ne faut pas raisonner comme ça. Rien n'est jamais mérité.
– En quoi ceci nous empêche-t-il de nous défendre?
– De nous défendre contre un pauvre abruti, une brute avachie? Mieux vaut en rire, non?
– Je ne parviens pas à en rire.
– Tu as tort. Il est facile d'en rire. Désormais, nous rirons de monsieur Bernardin.
Le lendemain, Juliette était guérie. A 4 heures de l'après-midi, on frappa à la porte. J'allai ouvrir, le sourire aux lèvres. Nous avions décidé de l'accueillir avec toute la dérision qu'il méritait.
– Oh! Quelle surprise! m'exclamai-je en découvrant notre tortionnaire.
Il entra, l'air bougon, et me donna son manteau. Extatique, je continuai:
– Juliette, tu ne devineras jamais qui est là!
– Qui est-ce? demanda-t-elle du haut de l'escalier.
– C'est cet excellent Palamède Bernardin! Notre charmant voisin!
Ma femme descendit les marches avec allégresse.
– Le docteur? Çà alors!
A sa voix, j'entendais qu'elle se retenait de rire. Elle prit sa grosse patte entre ses mains jointes et la pressa sur son cœur.
– Ah, merci, docteur! Sentez, je suis guérie. C'est à vous que je le dois.
Le gros homme paraissait mal à l'aise. Il arracha sa main de celles de ma femme et marcha avec résolution jusqu'à son fauteuil.Il s'y laissa tomber.
– Désirez-vous une tasse de café?
– Oui.
– Que pourrais-je vous offrir d'autre? Savez-vous que vous m'avez sauvé la vie, hier? Qu'est-ce qui vous ferait plaisir?
Prostré, il ne répondit rien.
– Un gâteau aux amandes? De la tarte aux pommes?
Nous n'avions rien de tout cela à la maison. Je me demandais si Juliette n'exagérait pas. Au moins semblait-elle s'amuser. Elle continua son énumération d'entremets imaginaires:
– Un gros morceau de cake aux fruits confits? Une meringue? Du pudding écossais? Un miroir au cassis? Des éclairs au chocolat?
Je doutais même qu'elle eût déjà aperçu de tels desserts dans sa vie. Le médecin commençait à prendre son air courroucé. Après un long silence fâché, il dit:
– Du café!
Ignorant sa grossièreté, ma femme s'étonna:
– Rien, vraiment? Oh, comme c'est dommage. J'autais tant de plaisir à vous gâtér. Grâce à vous, je renais, docteur!
Légère comme une chevrette, elle courut à la cuisine. Qu'eût-elle fait si notre hôte avait accepté l'un des gâteaux? Goguenard, je vins m'asseoir près de lui.
– Mon cher Palamède, que pensez-vous de la taxinomie chinoise?
Il ne dit rien. Il n'eut même pas un moment d'étonnement. Son regard las pouvait être interprété ainsi: «Il va me falloir encore subir la pénible conversation de cet individu.»
Je résolus d'être accablant:
– Borges est vertigineux à ce sujet. Ne m'en veuillez pas de citer ce passage si connu des Enquêtes: «Dans les pages lointaines de certaine encyclopédie chinoise intitulée Le Marché céleste des connaissances bénévoles, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i)qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, 1) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.» N'est-ce pas une classification qui, pour un scientifique de votre espèce, prête à sourire, sinon à rire franchement?
Je pouffai de la manière la plus civilisée qui fût. Monsieur Bernardin rèstait de marbre.
– Ceci dit, je connais des gens que cela ne déride pas du tout. Et il est vrai qu'au-delà du comique de l'affaire, cet exemple illustre l'épineux problème de la démarche taxinomique. Il n'y a aucune raison de penser que nos catégories mentales soient moins absurdes que celles des Chinois.
Juliette nous servit le café.
– Tu fatigues peut-être notre cher docteur par tes réflexions bien obscures…
– On ne peut pas avoir lu Aristote sans s'être soucié de ces questions, Juliette. Et il est impossible de lire ce savoureux exercice d'incongruité sans le retenir.
– Tu devrais peut-être expliquer au docteur qui est Aristote.
– Excusez-la, Palamède, elle a sans doute oublié le rôle qu'a joué Aristote dans l'histoire de la médecine. Au fond, l'idée même de catégorie est incroyable. D'où vient que l'homme a eu besoin de classifier le réel? Je ne vous parle pas ici des dualismes, qui sont une transposition quasi naturelle de la dichotomie originelle, à savoir l'opposition mâle-femelle. En fait, le terme de catégorie ne se justifie qu'à partir du moment où il y a plus de deux topiques. Une classification binaire ne mérite pas ce nom. Savez-vous à qui et à quand remonte la première classificàtion ternaire – et donc la première catégorisation de l'Histoire?
Le tortionnaire buvait son café, l'air de penser: «Cause toujours.»
– Je vous le donne en mille: à Tachandre de Lydie. Vous vous rendez compte? Près de deux siècles avant Aristote! Quelle humiliation pour le Stagirite! Avez-vous songé à ce qui s'est passé dans la tête de Tachandre? Pour la première fois, un être humain a eu l'idée de répartir le réel en fonction d'un ordre abstrait – oui, abstrait: nous n'en sommes plus conscients aujourd'hui, mais à la base, toute division par un chiffre supérieur à deux est abstraction pure et simple. S'il y avait eu trois sexes, l'abstraction eût commencé à la division quatemaire, etc.