– A supposer qu'il s'y passe quelque chose, cela ne change rien à notre problème: en fin de compte, il reste assis dans notre salon.
– Én tout cas, je me suis bien amusée.
– Tant mieux.
– Demain, on recommence?
– Oui. Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Je ne pense pas que tes grâces incongrues et mes débauches d'érudition parviendront à le déloger. Au moins auront-elles le mérite de nous divertir.
Nous en étions là.
L'avantage des nuisances est qu'elles poussent les individus jusque dans leurs derniers retranchements. Moi qui n'avais jamais pratiqué l'introspection, je me surpris à explorer mes tréfonds comme si j'espérais y trouver une force encore inexploitée.
A défaut d'en découvrir une, j'appris beaucoup de choses sur mon compte. Par exemple, je ne savais pas que j'étais pusillanime. En quarante années d'enseignement au lycée, je n'avais jamais eu à subir le moindre chahut. Les élèves me respectaient. Je suppose que je bénéficiais d'une certaine autorité naturelle. Mais j'avais eu tort d'en déduire que j'étais du côté des forts. En vérité, j'étais du côté des civilisés: avec ces derniers, j'avais toutes les aisances. Il avait suffi que je me retrouve confronté à une brute pour voir les limites de mon pouvoir.
Je cherchais des souvenirs qui pussent m'être utiles; j'en rencontrai beaucoup qui ne l'étaient pas. L'esprit a des systèmes de défense incompréhensibles: on l'appelle à l'aide et, au lieu d'apporter du secours, il n'injecte que de belles images. Et en fin de compte il n'a pas tort, car ces belles images, à défàut de tirer d'affaire, sont le salut du moment. La mémoire se conduit alors comme le marchand de cravates dans le désert: «De l'eau? Non, mais si vous voulez, j'ai un grand choix de cravates» – en l'occurrence: «Comment se débarrasser d'un oppresseur? Aucune idée, mais rappelez-vous ces roses d'automne qui vous avaient tant charmé, il y a quelques années…»
Juliette à dix ans. Nous étions des enfants de la ville. Ma femme, à dix ans, avait les plus longs cheveux de l'école. Leur couleur et leur lustre relevaient de la maroquinerie. Nous étions mariés depuis déjà quatre années. Ces noces avaient été reconnues par l'univers entier, à commencer par nos parents – surtout par les miens qui avaient les idées larges. Ils invitaient parfois ma femme à venir dormir à la maison – l'inverse ne se produisait jamais, car ses parents estimaient qu'il était «trop tôt». Cette restriction me laissait perplexe; ils n'ignoraient pas que leur fille passait souvent la nuit chez moi. La transgression était donc admise dans ma maison et pas dans la leur. Je trouvais cela étrange mais ne faisais aucun commentaire, de peur de blesser Juliette.
Mes parents n'étaient pas riches: il y avait une salle de douche, pas de salle de bains. Pour cette raison, baignoire demeure pour moi synonyme de luxe. La salle de douche n'était pas chauffée et j'ai ce souvenir dont j'ai du mal à comprendre pourquoi il me plaît tant. Juliette et moi nous lavions ensemble depuis notre mariage sans que cela m'ait troublé le moins du monde: la nudité de ma femme faisait partie des phénomènes naturels, au même titre que la pluie ou le coucher du soleil, et il ne me serait jamais venu à l'esprit d'y voir de l'érotisme.
Sauf l'hiver. Le soir, avant de nous coucher, nous allions prendre notre douche ensemble. Il fallait se déshabiller dans cette salle glacée: c'était une aventure. Chaque fois que nous retirions un vêtement, nous poussions un hurlement à cause du froid qui nous transperçait davantage. Et quand nous nous retrouvions nus comme des orvets, nous n'étions plus qu'un long cri de souffrance glaciaire.
Nous nous glissions derrière le rideau et j'ouvrais le robinet. L'eau coulait, d'abord polaire, ce qui donnait lieu à une nouvelle salve de hurlements. Mon épouse impubère se roulait dans la tenture plastifiée pour se protéger. Puis, en un instant, la douche se mettait à cracher une pluie brûlante, et nous clamions notre stupeur avec des rires aigus.
J'étais l'homme: c'était à moi qu'il revenait de régler la température de l'eau. Tâche complexe, car au moindre frôlement du robinet le jet passait du bouillant au glacé ou inversement. Il fallait au moins dix minutes de tâtonnements pour obtenir une chaleur supportable. Pendant ce temps-là, Juliette, drapée dans son péplum en plastique, riait d'horreur à chaque renversement de tendance..
Quand l'eau était devenue bonne, je lui tendais la main pour qu'elle me rejoigne sous le jet. Le rideau se déroulait et révélait une maigreur blanche âgée de dix ans, nappée d'une énorme chevelure alezane. Sa grâce me çoupait le souffle.
Elle venait se blottir sous le faisceau liquide et mugissait de plaisir parce que j'avais réglé la température à merveille. Je prenais ses longs cheveux et je les mouillais, épaté de voir leur volume rétrécir sous l'eau. Je les serrais comme pour en faire une corde. Son dos étroit m'apparaissait alors dans sa pâleur, avec des omoplates saillantes qui semblaient des ailes repliées.
Je prenais un morceau de savon et je le frottais sur ses cheveux jusqu'à ce qu'ils moussent. Je les réunissais en une masse au sommet de sa tête, je les malaxais et les moulais en une couronne plus grosse que son crâne. Puis je savonnais son corps; quand je passais entre ses cuisses, Juliette poussait des cris perçants parce que ça la chatouillait.
Ensuite nous nous rincions l'un l'autre pendant des heures. Nous nous sentions trop bien sous ce jet d'eau chaude, nous n'avions aucune envie de sortir. Il fallait pourtant s'y décider. Je fermais le robinet en un coup, ma femme tirait le rideau et une bouffée d'air froid nous assaillait. Nous hurlions de concert et nous nous jetions sur les serviettes.
Juliette bleuissait, je devais la frictionner. Elle riait, claquait des dents et disait: «Je vais mourir.» Elle enfilait sa longue chemise de nuit blanche et m'enjoignait de la rejoindre très vite au lit pour la réchauffer.
J'arrivais dans la chambre et je ne voyais dépasser de la couette que les cheveux mouillés: c'était le seul signe tangible de sa présence car son corps mince ne suffisait pas à bomber l'édredon. Je me glissais à côté d'elle et voyais son visage farceur. «J'ai froid!» disait-elle. Alors je la prenais dans mes bras, la serrais très fort et soufflais de l'air chaud dans son cou.
Ainsi, mes seuls souvenirs enfantins que l’on pourrait qualifier d'érotiques sont liés à l'hiver. Ils me frappent par leur alternance continuelle de douleur et de plaisir: comme si j'avais eu besoin de la souffrance du froid pour que m'apparaissent non seulement les charmes adorables de mon épouse de dix ans, mais aussi les moyens d'en tirer parti.
Je me rends compte à présent que ce sont les meilleurs souvenirs de mon enfance et donc de ma vie.
Pourquoi diable avait-il fallu que j'aie un tortionnaire pour trouver dans ma mémoire un tel trésor?
Les cheveux de Juliette étaient blancs et elle les avait coupés court. A part cela, elle n'avait pas changé. Rien en elle n'évoquait le vieillissement. En revanche, elle semblait sortir d'une longue maladie où elle aurait laissé sa toison.
Ce qui restait de sa chevelure avait maintenant une couleur ravissante qui paraissait artificielle: la blancheur bleutée d'un tutu romantique.
Et une douceur! Une douceur qui n'était pas de ce mondé. Même le duvet d'un bébé serait râpeux en comparaison. Ce devait être cela, des cheveux d'ange.
Les anges n'ont pas d'enfant, Juliette non plus. Elle est son propre enfant – et le mien.
On n'a pas idée de la lenteur des jours. Le monde entier clame que le temps passe vite. C'est faux.
C'était plus faux que jamais en ce mois de janvier. Pour être plus précis, chaque période de la journée avait son rythme: les soirées étaient longues et douces, les matins brefs et pleins d'espoir. En début d'après-midi, une angoisse inexprimée accélérait la cadence des minutes jusqu'au vertige. Et, à 4 heures, le temps s'embourbait.