Son père était un savant spécialisé dans la physique nucléaire, et il avait accédé aux plus hautes fonctions dans sa profession. Mais, un jour, un accident s’était produit à la centrale d’énergie atomique, et son père en avait été rendu responsable. On l’avait déclassé. Baley n’avait jamais su les détails exacts du drame, car, à l’époque, il n’avait qu’un an. Mais il se souvenait bien des baraques où il avait passé son enfance, et de cette existence communautaire dans des conditions tout juste supportables. Il n’avait aucun souvenir de sa mère, car elle n’avait pas survécu longtemps à cette ruine ; mais il se rappelait bien son père, un homme au visage bouffi et morose, qui parfois parlait du passé d’une voix rauque et saccadée.
Lije avait sept ans quand son père, toujours déclassé, était mort à son tour.
Le jeune Baley et ses deux sœurs aînées furent admis à l’orphelinat de la ville, car le frère de leur mère, l’oncle Boris, était trop pauvre pour les prendre à sa charge. Alors, la vie avait continué ainsi, très pénible, car c’était dur d’aller à l’école et de s’instruire sans bénéficier de l’aide et des privilèges paternels. Et voilà qu’il se trouvait au milieu d’une émeute naissante, et obligé de par ses fonctions, de faire taire des gens dont le seul tort consistait, après tout, à craindre pour eux et pour les leurs ce déclassement qu’il redoutait pour lui-même…
D’une voix qu’il s’efforça de garder calme, il dit à la femme :
— Allons, madame, ne faites pas de scandale, je vous en prie, Ces employés ne vous feront aucun mal.
— Bien sûr, qu’ils ne m’en ont pas fait ! rétorqua-t-elle de sa voix de soprano. Et il n’y a pas de danger qu’ils m’en fassent, pour sûr ! Vous vous figurez peut-être que je vais me laisser toucher par leurs doigts glacés et luisants ? Je suis venue ici, m’attendant à ce qu’on me traite comme un être humain. Je suis une libre citoyenne de cette ville, et j’ai le droit d’être servie par des êtres humains normaux, comme moi. Et d’ailleurs, j’ai deux enfants qui m’attendent à la maison pour déjeuner. Ils ne peuvent aller sans moi à la cuisine communautaire, comme s’ils étaient des orphelins ! Il faut que je sorte d’ici !
— Eh bien, répliqua Baley, qui commençait à perdre son calme, si vous vous étiez laissé servir sans faire d’histoires, il y a longtemps que vous seriez dehors. Toutes ces discussions ne servent à rien. Allons, maintenant, venez !
— Ca, c’est le bouquet ! cria la femme, indignée. Vous vous figurez peut-être que vous pouvez me parler comme si j’étais une traînée ? Mais il est peut-être temps, aussi, que le gouvernement comprenne que les robots ne sont pas les seuls gens dignes d’intérêt. Moi, je suis une femme qui travaille dur, et j’ai des droits !…
Elle continua sur ce ton sans que rien ne pût l’arrêter. Baley se sentit épuisé et dépassé par les événements. Il ne voyait pas comment en sortir, car, même si la femme consentait maintenant à se faire servir comme on le lui avait offert, la foule qui stationnait devant la porte pouvait fort bien faire du grabuge. Elle devait s’élever maintenant à une centaine de personnes et, depuis l’entrée des détectives dans le magasin, elle avait doublé.
— Que fait-on habituellement en pareil cas ? demanda soudain R. Daneel Olivaw.
Baley faillit sursauter et répliqua :
— Tout d’abord, c’est un cas tout à fait exceptionnel.
— Bon. Mais que dit la loi ?
— Les R. ont été affectés à ce magasin par les autorités de la ville. Ce sont des employés enregistrés. Il n’y a rien d’illégal dans leur présence ici.
Ils s’étaient entretenus à mi-voix. Baley s’efforçant de garder une attitude officielle et menaçante. En revanche, le visage d’Olivaw demeurait impassible et inexpressif.
— S’il en est ainsi, dit R. Daneel, vous n’avez qu’à ordonner à la femme de se laisser servir ou de s’en aller.
— C’est à une foule que nous avons affaire, grommela Baley entre ses dents, et non à une seule femme. Nous ne pouvons parer le coup qu’en appelant du renfort pour disperser ces gens.
— On ne doit tout de même pas avoir besoin de plus d’un officier de police pour faire respecter la loi par un groupe de citoyens, dit Daneel.
Il tourna vers le bottier son large visage, et lui ordonna :
— Ouvrez la porte du magasin, je vous prie !
Baley tendit le bras, dans l’intention de saisir R. Daneel par l’épaule et de le faire se retourner. Mais il renonça aussitôt à son projet, en songeant que, si, en un tel instant, deux représentants de la loi se disputaient en public, cela supprimerait du coup toute chance de parvenir à un règlement à l’amiable de l’incident. Cependant le bottier, fort mécontent, se tourna vers Baley, mais celui-ci évita son regard.
— Au nom de la loi monsieur, répéta alors R. Daneel, imperturbable, je vous ordonne d’ouvrir cette porte.
— C’est bien, rétorqua l’homme, furieux. Mais je vous préviens que je tiendrai la ville pour responsable de tous les dommages qui pourraient survenir. Je vous prie de prendre acte que j’agis sous la contrainte !
Ceci dit, il ouvrit, et une foule d’hommes et de femmes envahit le magasin, en poussant des cris joyeux : pour eux, c’était une victoire.
Baley avait entendu parler d’émeutes de ce genre, et il avait même assisté à l’une d’elles. Il avait vu des robots saisis par une douzaine de mains, se laissant emporter sans résistance, et passant de bras en bras. Les hommes tiraient sur cette imitation métallique de l’homme ; ils s’efforçaient d’en tordre les membres ; ils se servaient de marteaux, de couteaux, de ciseaux à froid, et finalement ils réduisaient les misérables objets en un tas de ferraille et de fils de fer. En un rien de temps, des cerveaux positroniques de grand prix, les chefs-d’œuvre les plus compliqués que l’homme eût encore inventés, avaient été ainsi lancés de main en main, comme des ballons de rugby, et réduits en mille morceaux. Puis, quand l’esprit de destruction avait ainsi commencé joyeusement à se donner libre cours, les foules se tournaient invariablement vers tout ce qui pouvait être démoli.
Les robots employés dans le magasin de chaussures ne pouvaient évidemment rien savoir de ces précédents. Néanmoins, quand la foule pénétra dans la pièce, ils se serrèrent dans un coin et levèrent les mains devant leurs visages, comme s’ils tentaient bêtement de les cacher. La femme qui avait déclenché toute l’affaire, effrayée de la voir prendre des proportions bien plus importantes qu’elle ne l’avait prévu, s’efforça d’enrayer le flot, en bredouillant des « Allons ! Allons ! » inintelligible. Son chapeau bascula sur son visage et ses cris se perdirent dans la cohue, cependant que le bottier hurlait :
— Arrêtez-les, inspecteur ! Arrêtez-les !
Ce fut alors que R. Daneel parla. Sans effort apparent, il éleva la voix sensiblement plus haut qu’une voix humaine :
— Halte ! dit-il. Ou je tire sur le premier qui bouge !
Quelqu’un cria dans les derniers rangs : « Descendez-le ! » Mais nul ne bougea.
R. Daneel grimpa avec aisance sur une chaise, et de là, sur un des comptoirs. Le magasin était éclairé à la lumière moléculaire polarisée, laquelle donnait au visage du robot spacien un aspect irréel, que Baley trouva même surnaturel.
La foule fit tout à coup silence, et R. Daneel, la dominant, sans bouger, donnait à la fois une impression de calme et de puissance extraordinaires. Il reprit, sèchement :
— Vous êtes en train de vous dire : ce type-là essaie de nous intimider, mais il n’a pas d’arme dangereuse ; il nous menace avec un jouet. Si nous lui tombons tous dessus, nous le maitriserons facilement, et, au pire, un ou deux d’entre nous risqueront un mauvais coup, dont ils se remettront vite, d’ailleurs. Mais l’essentiel, c’est d’atteindre notre but, qui est de montrer que nous nous moquons de la loi et des règlements.