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Sa voix n’était pas dure ni coléreuse, mais il en émanait une étonnante autorité. Tout cela fut dit du ton de quelqu’un habitué à commander et sûr d’être obéi. Il poursuivit :

— Eh bien, vous vous trompez. L’arme dont je dispose n’est pas un jouet, loin de là. C’est un explosif, et des plus meurtriers. Je suis décidé à m’en servir, et je vous avertis que je ne tirerai pas en l’air. Avant que vous soyez arrivés jusqu’à moi, j’aurai tué beaucoup, et probablement même le plus grand nombre d’entre vous. Je vous parle sérieusement, et je ne crois pas que j’aie l’air de plaisanter, n’est-ce pas ?

Dans la rue, aux abords du magasin, des gens remuèrent, mais plus personne ne franchit la porte. Quelques nouveaux venus s’arrêtaient par curiosité, mais beaucoup se hâtèrent de partir. A quelques pas de R. Daneel, les assistants les plus proches de lui retinrent leur respiration et s’efforcèrent de ne pas céder à la pression de ceux qui, derrière, les poussaient en avant.

Ce fut la femme au chapeau qui rompit le pesant silence dont l’apostrophe de R. Daneel Olivaw avait été suivie. Elle hurla :

— Il va nous tuer ! Moi, je n’ai rien fait ! Oh ! laissez-moi sortir !

Elle fit demi-tour, mais se trouva nez à nez avec un mur vivant. Elle s’effondra à genoux. Les derniers rangs de la foule silencieuse commencèrent à battre en retraite. R. Daneel sauta alors à bas du comptoir et déclara :

— Je vais de ce pas gagner la porte, et vous prie de vous retirer devant moi. Je tirerai sur quiconque se permettra de me toucher. Quand j’aurai atteint la porte, je tirerai sur quiconque stationnera ici sans motif. Quant à cette femme…

— Non, non ! hurla celle qui avait causé tout ce désordre. Je viens de vous dire que je n’ai rien fait ! Je n’avais aucune mauvaise intention. Je ne veux même pas de chaussures ! Je ne veux que rentrer chez moi !

— Cette femme, reprit sans se troubler Daneel, va rester ici, et on va la servir !

Il fit un pas en avant, et la foule le regarda, muette. Quant à Baley, fermant les yeux, il se dit :

« Ce n’est pas ma faute ! Non, vraiment, je n’y suis pour rien ! Il va y avoir un ou même plusieurs meurtres, et ce sera la pire des histoires. Mais voilà ce que c’est de m’avoir imposé un robot comme associé, et de lui avoir donné un statut légal, équivalent au mien ! »

Mais cela ne lui servit de rien, car il ne parvint pas à se convaincre lui-même. Il aurait fort bien pu arrêter R. Daneel dès que celui-ci avait commencé à intervenir, et appeler du renfort par téléphone. Au lieu de cela, il avait laissé le robot prendre la responsabilité d’agir, et il en avait lâchement ressenti un soulagement. Mais quand il en vint à s’avouer que R. Daneel était tout simplement en train de maîtriser la situation, il fut soudain submergé d’un immense dégoût de lui-même. Un ROBOT dominant des hommes : quelle abjection !

Il ne perçut aucun bruit anormal, ni hurlements, ni jurons, ni grognements, ni plaintes, ni cris. Alors, il ouvrit les yeux : la foule se dispersait.

Le directeur du magasin, calmé, remit de l’ordre dans son vêtement froissé ainsi que dans sa coiffure, tout en grommelant d’inintelligibles et coléreuses menaces à l’adresse des partants.

Le sifflement aigu d’un car de police se fit entendre, et le véhicule s’arrêta devant la porte.

— Il est bien temps ! murmura Baley. Maintenant que tout est fini !…

— Oh ! inspecteur ! fit le bottier en le tirant par la manche. Laissez tomber tout ça maintenant, voulez-vous ?

— D’accord, répliqua Baley.

Il n’eut pas de peine à se débarrasser des policiers. Ils étaient venus appelés par des gens qui avaient cru bon de signaler le rassemblement anormal d’une foule dans la rue. Ils ignoraient tout de l’incident, et constatèrent que la rue était libre et tranquille. R. Daneel se tint à l’écart et ne manifesta aucun intérêt pour les explications que Baley donna à ses collègues, minimisant l’affaire et passant complètement sous silence l’intervention de son compagnon.

Mais quand tout fut terminé, Baley attira R. Daneel dans un coin de la rue et lui dit :

— Ecoutez-moi bien, Daneel ! Je désire que vous compreniez que je ne cherche pas du tout à tirer la couverture à moi !

— Tirer la couverture à vous ? Est-ce là une expression courante dans le langage des Terriens ?

— Je n’ai pas signalé votre participation à l’affaire.

— Je ne connais pas toutes vos coutumes. Dans mon monde, on a l’habitude de rendre toujours compte de tout, mais il se peut que, chez vous, on procède autrement. Peu importe, d’ailleurs. L’essentiel, c’est que nous ayons pu empêcher une révolte d’éclater, n’est-il pas vrai ?

— Ah ! vous trouvez ? réplique Baley, qui, malgré sa colère et l’obligation de parler à voix basse, s’efforça de prendre un ton aussi énergique que possible. Eh bien, n’oubliez jamais ce que je vais vous dire : ne vous avisez pas de recommencer ce petit jeu-là !

— Je ne vous suis pas, répliqua R. Daneel, sincèrement étonné. Ne dois-je plus jamais faire respecter la loi ? Alors, à quoi est-ce que je sers ?

— Ne vous avisez plus de menacer un être humain de votre arme : voilà ce que je veux dire !

— Je ne m’en serais servi sous aucun prétexte, Elijah, et vous le savez fort bien. Je suis incapable de faire du mal à un être humain. Mais, comme vous l’avez vu, je n’ai pas eu à tirer ; je n’ai jamais pensé que j’y serais contraint.

— Que vous n’ayez pas eu à tirer, c’est une pure question de chance ! Eh bien, ne courez pas cette chance une autre fois ! J’aurais pu, tout aussi bien que vous, menacer cette foule d’une arme : j’en avais une sur moi. Mais je ne suis pas autorisé à m’en servir de cette façon-là, et vous non plus, d’ailleurs. Il aurait mieux valu appeler du renfort que de jouer au héros, croyez-moi !

R. Daneel réfléchit un long moment et hocha la tête.

— Mon cher associé, répliqua-t-il, je vois que vous vous trompez. Parmi les caractéristiques principales des Terriens, qui sont énumérées dans mes notes, il est précisé que, contrairement aux peuples des Mondes Extérieurs, les Terriens sont, dès leur naissance, élevés dans le respect de l’autorité. C’est sans doute une conséquence de votre mode d’existence. Il est certain, puisque je viens moi-même de le prouver, qu’un seul homme, représentant avec suffisamment de fermeté l’autorité légale, a amplement suffi pour rétablir l’ordre. Votre propre désir d’appeler du renfort a été la manifestation presque instinctive d’un penchant à vous décharger de vos responsabilités entre les mains d’une autorité supérieure. Dans mon propre monde, je dois admettre que je n’aurais jamais dû agir comme je l’ai fait tout à l’heure.

— Il n’empêche, réplique Baley, rouge de colère, que si ces gens avaient découvert que vous étiez un robot…

— J’étais sûr que cela n’arriverait pas.

— Eh bien, en tout cas, rappelez-vous que vous êtes un robot, rien de plus qu’un robot, tout simplement, comme les vendeurs du bottier !

— Mais c’est l’évidence même !

— Et vous n’avez rien, vous m’entendez, rien d’un être humain !

Baley se sentit, malgré lui, poussé à se montrer cruel. R. Daneel eut l’air de réfléchir un peu, puis il répondit :

— La différence entre l’être humain et le robot n’est peut-être pas aussi significative que celle qui oppose l’intelligence à la bêtise…