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— Cela peut être le cas dans votre monde, mais ce n’est pas exact sur la Terre, dit Baley.

Il jeta un coup d’œil à sa montre et eut peine à croire qu’il était en retard d’une heure et quart. Il avait la gorge sèche, et se sentait hors de lui, à la pensée que R. Daneel avait gagné la première manche, et cela au moment précis où Baley lui-même s’était montré impuissant.

Il songea à Vince Barrett, le jeune garçon de courses que R. Sammy avait remplacé au bureau. Pourquoi R. Daneel ne remplacerait-il pas de même Elijah Baley ? Mille tonnerres ! Quand son père avait été déclassé, c’était au moins à cause d’un accident grave, qui avait entraîné la mort de plusieurs personnes. Peut-être même, avait-il été réellement responsable… Baley n’en avait jamais rien su. Mais si son père avait été liquidé pour faire place à un physicien mécanique, pour cette seule et unique raison, il n’aurait pas pu s’y opposer.

— Allons-nous-en ! dit-il sèchement. Il faut que je vous amène à la maison.

— Je crois, répliqua R. Daneel, sans changer de sujet, qu’il ne convient pas de faire des différences entre l’intelligence…

— Ca suffit ! coupa Baley en élevant la voix. L’incident est clos. Jessie nous attend !

Il se dirigea vers une cabine publique proche et ajouta :

— Je crois qu’il vaut mieux que je l’avertisse de notre arrivée.

— Jessie ?…

— Oui. C’est ma femme ! fit Baley, qui se dit à lui-même : « Eh bien, je suis de bonne humeur, pour la mettre au courant ! »

4

Présentation à une famille

C’était à cause de son nom que Jessie Baley avait pour la première fois attiré l’attention de celui qui devait devenir son époux. Il l’avait rencontrée à une soirée de réveillon de Noël de leur quartier, au moment où ils se servaient en même temps du punch. Il avait achevé son stage d’instruction dans les services de police d’Etat, et venait d’être nommé détective à New York. Il habitait alors une des alcôves réservées aux célibataires dans le dortoir n° 122 A. Cette alcôve, d’ailleurs, n’était pas un logement désagréable.

Il lui avait offert son verre de punch, et elle s’était présentée :

— Je m’appelle Jessie… Jessie Navodny. Je ne vous connais pas.

Et moi, je m’appelle Baley… Lije Baley, avait-il répondu. Je viens d’arriver dans ce quartier.

Ils burent donc ensemble, et machinalement, il lui sourit. Il éprouva tout de suite pour elle de la sympathie, la trouvant pleine d’entrain et d’un commerce agréable ; aussi resta-t-il près d’elle, d’autant plus que, nouveau dans le quartier, il ne connaissait personne ; il n’y a rien d’agréable en effet à se trouver seul dans un coin et à regarder des groupes qui s’amusent entre amis. Plus tard, dans la soirée, quand l’alcool aurait délié les langues, l’ambiance serait meilleure. Ils restèrent à proximité du vaste récipient qui contenait le punch, et Lije en profita pour observer avec intérêt les assistants qui venaient se servir.

— J’ai aidé à faire le punch, dit Jessie. Je peux vous certifier qu’il est bon. En voulez-vous encore ?

S’apercevant que son verre était vide, il sourit et accepta.

Le visage de la jeune fille était ovale, mais pas précisément joli, en raison de la grosseur du nez. Elle était de mise modeste et avait des cheveux châtains et bouclés, qui formaient sur son front une petite frange. Elle prit, elle aussi, un second verre de punch avec lui, et il se sentit plus détendu.

— Ainsi, vous vous appelez Jessie ? dit-il. C’est un joli nom. Voyez-vous une objection à ce que je vous appelle ainsi ?

— Sûrement pas, puisque vous me le demandez. Savez-vous de quel prénom il est le diminutif ?

— De Jessica ?

— Vous ne devinerez jamais.

— J’avoue que je donne ma langue au chat.

— Eh bien, fit-elle en riant d’un air espiègle, c’est Jézabel…

C’est à ce moment-là que son intérêt pour elle s’était soudain accru. Il avait posé son verre, et demandé, très surpris :

— Non, vraiment ?

— Sérieusement. Je ne plaisante pas. C’est Jézabel. Cela figure sur toutes mes pièces d’identité. Mes parents aimaient ce nom-là.

Elle était très fière de s’appeler ainsi, et cependant nul ne ressemblait moins qu’elle à une Jézabel.

— C’est que, reprit Baley, fort sérieux, moi, je m’appelle Elie[2], figurez-vous.

Mais elle ne vit dans ce fait rien d’étonnant.

— Or, fit-il, Elie fut l’ennemi mortel de Jézabel.

— Ah, oui ?

— Oui, bien sûr. C’est dans la Bible.

— Eh bien, je l’ignorais. Oh ! que c’est drôle ! Mais j’espère que cela ne veut pas dire que vous devrez toute votre vie être mon ennemi mortel !

Dès leur première rencontre, il n’y eut pas de risque qu’un tel danger les menaçât. Tout d’abord, ce fut la coïncidence de leurs noms qui incita Baley à s’intéresser plus particulièrement à elle. Mais ensuite, il en vint à apprécier sa bonne humeur, sa sensibilité, et finalement il la trouva jolie ; ce qu’il aima le plus en elle ce fut son entrain. Lui qui considérait la vie d’un œil plutôt sceptique, il avait besoin de cet antidote. Mais Jessie ne sembla jamais trouver antipathique son long visage, toujours empreint de gravité.

— Et puis après ? s’écriait-elle. Qu’est-ce que ça peut bien faire, si vous avez l’air d’un affreux citron ? Moi, je sais que vous n’en êtes pas un. Et si vous passiez votre temps à rire comme moi, nous finirions par éclater, tous les deux ! Restez donc comme vous êtes, Lije, et aidez-moi à garder les pieds par terre !

Quant à elle, elle l’aida à ne pas sombrer. Il fit une demande pour un petit appartement pour deux personnes et obtint la permission de figurer sur la liste des prochains candidats autorisés à se marier. Dès qu’il reçut le papier, il le montra à Jessie et lui dit :

— Voulez-vous m’aider à sortir du dortoir des célibataires, Jessie ? Je ne m’y plais pas.

Ce n’était peut-être pas une demande en mariage très romantique, mais elle plut à Jessie.

Au cours de leur vie conjugale, Baley ne vit qu’une seule fois sa femme perdre complètement sa bonne humeur habituelle, et ce fut également à cause de son nom. Cela se passa pendant la première année de leur mariage, et leur enfant n’était pas encore né ; en fait, ce fut au début même de la grossesse de Jessie. Leurs caractéristiques physiques, leurs valeurs génétiques scientifiquement déterminées, et la situation de fonctionnaire de Baley leur donnaient droit à deux enfants, dont le premier pouvait être conçu dès leur première année de mariage. Et Lije se dit par la suite que, si Jessie avait ainsi cédé, contrairement à son habitude, à une crise de dépression, cela tenait sans doute à son état.

Jessie avait un peu boudé ce jour-là, en reprochant à son mari de rentrer trop tard du bureau :

— C’est gênant de dîner chaque soir toute seule au restaurant communautaire.

Baley était fatigué et énervé par une dure journée de travail.

— Pourquoi donc est-ce gênant ? répliqua-t-il. Tu peux très bien y rencontrer quelques célibataires sympathiques.

— Bien sûr ! Est-ce que tu te figures, par hasard, Lije Baley, que je ne suis pas capable de plaire aux gens ?

Peut-être était-il exceptionnellement las ; ou bien ressentait-il avec une amertume particulière la promotion à une classe supérieure d’un de ses camarades d’école, Julius Enderby, alors que lui-même, Baley, marquait le pas ; peut-être aussi commençait-il à trouver agaçante la manie qu’avait Jessie de vouloir prendre des attitudes correspondant au nom qu’elle portait, attendu qu’elle n’avait pas et n’aurait jamais l’air d’une Jézabel. Toujours est-il qu’il lui répondit d’un ton mordant :

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2

Elijah = Elie. (N.d.T.)