— Je suis convaincu que tu es capable de plaire, mais je ne crois pas que tu l’essaieras et je le regrette. Je voudrais qu’une fois pour toutes tu oublies ce diable de prénom, et que tu sois, tout simplement, toi-même.
— Je serai ce qui me plaît.
— Jouer les Jézabel ne te mènera à rien, mon petit. Et si tu veux savoir la vérité, laisse-moi te dire que ton nom ne signifie pas du tout ce que tu t’imagines. La Jézabel de la Bible était une épouse fidèle, et une femme de grande vertu, à en juger par ses actes. L’Histoire ne lui prête pas d’amants, elle ne créait pas de scandales, et sa conduite n’eut rien d’immoral.
Jessie, fort en colère, le dévisagea durement :
— Ce n’est pas vrai. Je me souviens très bien de la phrase : « Une Jézabel somptueusement parée. » Je sais ce que ça veut dire !
— C’est possible, mais écoute-moi bien. Après la mort du roi Ahab, mari de Jézabel, son fils, Jéhoram, lui succéda. Or, l’un des généraux de son armée, nommé Jéhu, se révolta contre lui, et l’assassina. Puis Jéhu galopa d’une traite jusqu’à Jesreel où la vieille reine-mère, Jézabel, résidait. Elle l’entendit venir, et comprit qu’il avait l’intention de l’assassiner. Avec autant de fierté que de courage, elle se maquilla et revêtit ses plus beaux atours, de façon qu’il se trouvât en présence d’une reine majestueuse, prête à le défier. Il ne l’en fit pas moins précipiter du haut d’une fenêtre du palais, et l’histoire rapporte qu’elle eut une mort digne. Et voilà à quoi les gens font allusion quand ils parlent, généralement sans savoir de quoi il s’agit, du maquillage de Jézabel.
Le lendemain soir, Jessie déclara, d’une petite voix pointue :
— J’ai lu la Bible, Lije…
— Ah oui ? répondit-il, sans comprendre tout de suite où elle voulait en venir.
— Les chapitres concernant Jézabel.
— Oh ! Jessie, excuse-moi si je t’ai blessée. Je plaisantais !
— Non, non ! fit-elle en l’empêchant de la prendre par la taille.
Elle s’assit, froide et guindée sur le divan, et maintint entre eux une certaine distance.
— C’est une bonne chose, reprit-elle, de savoir la vérité. Je n’aime pas qu’on me trompe en profitant de mon ignorance. Alors j’ai lu ce qui la concerne. C’était une méchante femme, Lije.
— Ce sont ses ennemis qui ont rédigé ces textes-là ! Nous ne connaissons pas sa propre version des événements.
— Elle a tué tous les prophètes dont elle a pu s’emparer !…
— C’est du moins ce qu’on a raconté…
Baley chercha dans sa poche un morceau de chewing-gum. A cette époque-là, il en mâchait souvent, mais, quelques années plus tard, il renonça à cette habitude ; en effet, Jessie lui déclara un jour qu’avec sa longue figure et ses grands yeux tristes, il avait l’air, en mastiquant ainsi, d’une vieille vache qui a trouvé dans sa mangeoire une mauvaise herbe, qu’elle ne peut ni avaler ni cracher.
— En tout cas, reprit-il, si tu veux que je te donne le point de vue de Jézabel elle-même, je crois pouvoir t’indiquer un certain nombre d’arguments qui plaident en sa faveur. Ainsi, par exemple, elle demeurait fidèle à la religion de ses ancêtres, lesquels avaient occupé le pays bien avant l’arrivée des Hébreux. Ceux-ci avaient leur Dieu, et, de plus, ce Dieu était exclusif. Enfin, non contents de l’adorer eux-mêmes, ils voulaient le faire adorer par tous les peuples voisins. Or, Jézabel entendait demeurer fidèle aux croyances de ses ancêtres : c’était un esprit conservateur. Si la nouvelle foi relevait de concepts moraux plus élevés, il faut bien reconnaître que l’ancienne offrait de plus intenses émotions. Le fait que Jézabel ait mis à mort des prêtres de Jéhovah n’a rien d’extraordinaire ; en agissant ainsi, elle était bien de son époque, car, en ce temps-là, c’était la méthode de prosélytisme couramment utilisée. Si tu as lu le Premier Livre des Rois, tu dois te rappeler que le prophète Elie, dont je porte le nom, a mis un jour 850 prophètes de Baal au défi de faire descendre le feu du ciel ; ils n’y ont en effet pas réussi ; Elie a donc triomphé et, sur-le-champ, il a ordonné à la foule des assistants de mettre à mort les 850 Baalites, ce qui fut fait.
Jessie se mordit les lèvres et répliqua :
— Et que dis-tu de l’histoire de la vigne de Naboth, Lije ? Voilà un homme qui ne gênait personne, mais qui refusait de vendre sa vigne au roi. Alors, Jézabel s’est arrangée pour que de faux témoins viennent accuser Naboth d’avoir proféré des blasphèmes, ou quelque chose de ce genre.
— Il est écrit qu’il avait blasphémé contre Dieu et contre son roi, dit Baley.
— Oui ; alors, on a confisqué ses biens, après l’avoir mis à mort.
— On a eu tort. Bien entendu, de nos jours, on aurait trouvé très facilement une solution à l’affaire Naboth. Si la ville, ou un des Etats de l’Epoque Médiévale, avait eu besoin du domaine appartenant à Naboth, un tribunal aurait prononcé son expropriation ; il l’aurait même expulsé au besoin, en lui accordant l’indemnité qu’il aurait jugée équitable. Mais le roi Ahab ne disposait pas de solution de ce genre. Et cependant, celle que choisit Jézabel fut mauvaise. Sa seule excuse fut qu’Ahab, malade, se tourmentait beaucoup au sujet de cette propriété ; c’est pourquoi sa femme fit passer son amour conjugal avant le respect des biens de Naboth. Je maintiens donc ce que je t’ai déjà dit d’elle. Elle était le modèle même de la fidèle épouse…
Jessie, le visage empourpré de colère, se rejeta en arrière et s’écria :
— Tu me dis ça par pure méchanceté et par rancune !
Complètement stupéfait, et n’y comprenant rien, il répliqua :
— Qu’est-ce qui te prend ? Et qu’est-ce que j’ai fait pour que tu me parles ainsi ?
Mais elle ne lui dit pas un mot de plus, quitta sur-le-champ l’appartement et passa la soirée et la moitié de la nuit dans les salles de spectacle, allant avec une sorte de frénésie de l’une à l’autre, et utilisant à cet effet tous les tickets d’entrée auxquels elle avait droit pour une période de deux mois, ainsi d’ailleurs que ceux de son mari ! Quand elle rentra chez elle, auprès d’un époux toujours éveillé, elle ne trouva rien d’autre à lui dire.
Ce fut plus tard, beaucoup plus tard, que Baley comprit que, ce soir-là, il avait complètement détruit quelque chose de très important dans la vie intérieure de Jessie. Pour elle, pendant des années, ce nom de Jézabel avait symbolisé le génie de l’intrigue et du mal, et un peu compensé, à ses yeux, l’austérité d’une jeunesse vécue dans un milieu exagérément collet monté. Elle en avait éprouvé une sorte de joie perverse, et adoré le parfum légèrement licencieux qui en émanait.
Mais à partir de cette inoubliable discussion, ce parfum ne se fit plus jamais sentir ; jamais plus elle ne prononça son véritable nom, pas plus devant Lije que devant leurs amis, et pour autant que son mari pût l’imaginer, elle renonça à vouloir s’identifier à Jézabel. Elle fut désormais Jessie et signa son courrier de ce nom-là.
A mesure que les jours passaient, elle se remit à parler à son mari, et, après une ou deux semaines, leur intimité redevint celle du passé ; certes, il leur arriva encore de se disputer, mais aucune de leurs querelles n’atteignit un tel degré d’intensité.
Elle ne fit qu’une seule fois, et indirectement, allusion à cet épineux sujet. Elle était dans son huitième mois de grossesse. Elle venait de cesser ses fonctions d’assistante diététicienne aux cuisines communautaires A-23, et disposait de loisirs inhabituels, pendant lesquels elle se préparait à la naissance de son enfant.