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— Tu n’es pas blessé, mon chéri ? J’ai été si inquiète, depuis le communiqué de la radio !

— Quel communiqué ?

— La radio a annoncé, il y a une heure, qu’une tentative d’émeute avait eu lieu dans un magasin de chaussures, et que deux détectives étaient parvenus à l’enrayer. Je savais que tu ramenais ton nouvel associé à la maison, et ce bottier se trouvait juste dans le quartier où je pensais que tu passerais en rentrant ; alors, je me suis dit que, à la radio, on essaie toujours de minimiser les incidents, et que…

— Allons, allons, Jessie ! coupa Baley. Tu vois que je suis en parfait état.

Elle se ressaisit, non sans peine, et ajouta, un peu troublée :

— Ton associé n’est pas de ta division, n’est-ce pas ?

— Non, fit Baley, d’un ton lamentable. Il est… complètement étranger à mon service, et même à New York.

— Comment dois-je le traiter ?

— Comme n’importe quel autre collègue, voilà tout !…

Il lui répondit ces mots avec si peu de conviction qu’elle le dévisagea brusquement, en murmurant :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va très bien ! Allons, chérie, retournons au salon sinon cela va commencer à paraître bizarre !

Lije Baley se demanda soudain si l’organisation de l’appartement n’allait pas être délicate à régler. Jusqu’à cet instant même, il ne s’était pas fait de souci à ce sujet. En fait, il avait toujours éprouvé une certaine fierté de ses trois pièces ; le salon, par exemple, était vaste et mesurait cinq mètres sur six. Il y avait un placard dans chaque chambre ; une des principales canalisations d’air passait à proximité immédiate. Il en résultait de temps en temps un petit vrombissement, mais cela offrait, en revanche, les immenses avantages d’une température admirablement contrôlée, et d’un air bien conditionné. De plus, ce logement se trouvait tout près des Toilettes, ce qui, bien entendu, était très pratique.

Mais, en voyant assis, chez lui, cette créature provenant d’un Monde Extérieur, Baley ne fut plus aussi satisfait de sa demeure ; elle lui parut médiocre, et il lui sembla qu’ils y étaient à l’étroit.

Cependant, Jessie lui demanda, en affectant une gaieté pas très naturelle :

— Avez-vous dîné, monsieur Olivaw et toi, Lije ?

— Ah ! tu fais bien d’en parler ! répliqua-t-il vivement. Car je voulais justement te dire que Daneel ne prendra pas ses repas avec nous. Mais moi, je mangerai volontiers quelque chose.

Jessie accepta sans difficulté la chose ; en effet, les rations alimentaires, fort peu abondantes, étaient soumises à un contrôle tellement strict que, entre gens bien élevés, il était d’usage de refuser toute hospitalité. C’est pourquoi elle dit au nouveau venu :

— J’espère, monsieur Olivaw, que vous voudrez bien nous excuser de dîner. Lije, Bentley et moi, nous prenons en général nos repas au restaurant communautaire. C’est plus pratique, il y a plus de choix, et, tout à fait entre nous, je vous avoue que les rations y sont plus copieuses. Mais comme Lije a très bien réussi au bureau, on lui a accordé un statut très avantageux, et nous avons le droit de dîner trois fois par semaine chez nous, si nous le désirons. Voilà pourquoi je m’étais dit que, vu les circonstances exceptionnelles, et si cela vous avait fait plaisir, nous aurions pu prendre ici tous ensemble notre repas, ce soir… Mais j’avoue que j’ai scrupule à user de ce genre de privilège, que je considère un peu anti-social.

Baley, désireux de couper court à ces commentaires, tambourina avec ses doigts sur le bras de son fauteuil et dit :

— Eh bien, moi, j’ai faim, Jessie.

Cependant R. Daneel répliqua :

— Serait-ce manquer aux usages de votre ville, madame, que de vous demander la permission de vous appeler par votre petit nom ?

— Mais bien sûr que non ! répondit-elle en rabattant une table pliée contre le mur, et en installant un chauffe-plats dans la cavité aménagée à cet effet en son milieu. Faites comme vous l’entendez et appelez-moi, Jessie… hum… Daneel !

Ce disant, elle rit sous cape, mais son mari se sentit exaspéré. La situation devenait rapidement plus pénible. Jessie traitait R. Daneel en homme. Cette diable de machine allait faire l’objet des bavardages des femmes, lorsque celles-ci se rencontreraient aux Toilettes. Après tout, le personnage avait assez bon aspect, malgré ses manières quelque peu mécaniques, et n’importe qui aurait pu constater que Jessie appréciait son attitude très déférente.

Quant à Baley, il se demanda quelle impression Jessie avait faite sur R. Daneel. En dix-huit années, elle n’avait guère changé, ou du moins telle était l’opinion de son époux. Elle s’était alourdie, et sa silhouette ne donnait plus, comme jadis, une impression de vigueur ; elle avait quelques rides, en particulier aux coins de sa bouche, et ses joues étaient un peu flasques. Elle se coiffait maintenant avec moins de fantaisie, et ses cheveux avaient sensiblement pâli.

Mais là n’était pas la question, et Baley, préoccupé de la situation, songea aux femmes des Mondes Extérieurs, telles, en tout cas, que les documentaires cinématographiques les présentaient ; elles étaient, comme les hommes, grandes, minces, et élancées, et c’était certainement à ce type de femme que R. Daneel devait être habitué.

Pourtant, il ne semblait aucunement déconcerté, ni par la conversation ni par l’aspect de Jessie. Continuant à discuter de leurs noms, il dit à la jeune femme :

— Etes-vous bien sûre que je doive vous appeler ainsi ? Jessie me semble un diminutif familier, dont l’usage est peut-être réservé à vos intimes, et il serait sans doute plus correct de vous appeler par votre prénom ?

Jessie, qui était en train de retirer d’un papier en cellophane la ration du dîner, affecta de s’absorber dans sa tâche, et répondit d’une voix plus dure :

— Non, simplement Jessie. Tout le monde m’appelle ainsi ; je n’ai pas d’autre nom.

— Eh bien, entendu, Jessie !

La porte s’ouvrit et un jeune homme pénétra avec précaution dans l’appartement. Il aperçut presque aussitôt R. Daneel, et, ne sachant que penser, il demanda :

— Papa ?

— Je vous présente mon fils, Bentley, dit Lije d’un ton peu enthousiaste. Ben, ce monsieur est mon confrère, Daneel Olivaw.

— Ah ! c’est ton associé, papa ? Enchanté, monsieur Olivaw ! Mais, dis-moi, papa, ajouta le garçon dont les yeux brillaient de curiosité, qu’est-ce qui s’est donc passé dans ce magasin de chaussures ? La radio…

— Ne pose donc pas tout le temps des questions, Ben ! répliqua durement Baley.

Bentley fit la moue et regarda sa mère, qui lui fit signe de se mettre à table, en lui disant :

— As-tu fait ce que je t’ai dit, Bentley ?

Ce disant, elle lui passa tendrement la main dans les cheveux, qu’il avait aussi bruns que ceux de son père. Il était presque aussi grand que lui, mais pour le reste, il tenait surtout de sa mère ; il avait le même visage ovale, les yeux couleur de noisette, et le même penchant à prendre toujours la vie du bon côté.

— Bien sûr, maman, répondit le garçon, en se penchant un peu pour regarder ce que contenaient les deux plats d’où s’échappaient quelques senteurs parfumées. Qu’est-ce qu’on a à manger ? Pas encore du veau synthétique, j’espère ! S’pas, maman ?

— Il n’y a rien à dire du veau qu’on nous livre, répliqua Jessie en pinçant les lèvres. Et tu vas me faire le plaisir de manger ce qu’on te donne, sans faire de commentaires !

De toute évidence, c’était, une fois encore, du veau synthétique !

Baley prit place à table ; lui aussi, il aurait certainement préféré un autre menu, car le veau synthétique avait non seulement une forte saveur mais encore un arrière-goût prononcé. Mais Jessie lui avait, peu auparavant, expliqué comment se posait pour elle le problème de leur alimentation.