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— Il ne faut jamais sous-estimer l’adversaire, Lije.

— Eh bien, commençons ! dit Baley en haussant les épaules. Mes renseignements sont sommaires, en sorte que je n’ai pas d’idées préconçues. Je sais qu’un homme répondant au nom de Roj Nemennuh Sarton, citoyen de la planète Aurore et résidant provisoirement à Spacetown, a été assassiné par un ou des inconnus. J’ai cru comprendre que les Spaciens estiment qu’il ne s’agit pas là d’un événement isolé. Est-ce bien cela ?

— Exactement.

— On fait donc, à Spacetown, un rapport entre ce meurtre et certaines tentatives, exécutées récemment, dans le but de saboter les projets patronnés par les Spaciens ; le principal de ces projets vise à l’établissement à New York d’une société nouvelle composée moitié d’êtres humains et moitié de robots, sur le modèle déjà existant dans les Mondes Extérieurs ; et Spacetown prétend que le meurtre commis sur son territoire est l’œuvre d’un groupe terroriste bien organisé.

— Oui, c’est bien cela.

— Bon. Alors, pour commencer, je pose la question suivante : la thèse de Spacetown est-elle nécessairement exacte ? Pourquoi l’assassinat ne pourrait-il pas avoir été l’œuvre d’un fanatique isolé ? Il y a sur la Terre une forte tendance anti-robot, mais vous ne trouverez pas de partis organisés qui préconisent de tels actes de violence.

— Pas ouvertement, sans doute.

— Si même il existe une organisation secrète dont le but est de détruire les robots et les ateliers qui les construisent, ces gens ne seraient pas assez stupides pour ne pas comprendre que la pire des erreurs à commettre serait d’assassiner un Spacien. Pour moi, il semble beaucoup plus vraisemblable de penser que c’est un déséquilibré qui a fait le coup.

Après avoir écouté soigneusement, R. Daneel, répliqua :

— A mon avis, il y a un fort pourcentage de probabilités contre la thèse du criminel isolé et fanatique. La victime a été trop bien choisie, et l’heure du crime trop bien calculée, pour qu’on puisse attribuer le meurtre à d’autres auteurs qu’à un groupe de terroristes ayant soigneusement préparé leur coup.

— Il faut, pour que vous disiez cela, que vous soyez en possession de plus de renseignements que je n’en ai moi-même. Alors, sortez-les !

— Vous usez d’expressions un peu obscures pour moi, mais je crois que je vous ai tout de même compris. Il va falloir que je vous explique un peu certains éléments du problème. Tout d’abord, je dois vous dire que, vu de Spacetown, l’état des relations avec la Terre est fort peu satisfaisant.

— Je dirai qu’elles sont tendues, murmura Baley.

— Je crois savoir qu’au moment de la fondation de Spacetown, mes compatriotes ont, pour la plupart, tenu pour assuré que les Terriens étaient décidés à adopter le principe des sociétés intégrées, dont l’application a donné de si bons résultats dans les Mondes Extérieurs. Même après les premières émeutes, nous avons pensé qu’il s’agissait seulement d’une réaction provisoire des Terriens, surpris et choqués par la nouveauté de cette conception. Mais la suite des événements a prouvé que tel n’était pas le cas. Malgré la coopération effective du gouvernement de la Terre et de ceux de vos villes, la résistance aux idées nouvelles n’a jamais cessé, et les progrès réalisés ont été très lents. Naturellement, cet état de choses a causé de graves soucis à notre peuple.

— Par pur altruisme, j’imagine, dit Baley.

— Pas seulement pour cela, répliqua R. Daneel, mais vous êtes bien bon d’attribuer à ces préoccupations des motifs respectables. En fait, nous avons tous la conviction qu’un Monde Terrestre peuplé d’individus en bonne santé, et scientifiquement modernisé, serait d’un grand bienfait pour la Galaxie tout entière. C’est en tout cas ce que les habitants de Spacetown croient fermement, mais je dois admettre que, dans divers Mondes Extérieurs, il se manifeste de fortes oppositions à ces opinions.

— Comment donc ? Y aurait-il désaccord entre Spaciens ?

— Sans aucun doute. Certains pensent qu’une Terre modernisée deviendrait dangereuse et impérialiste. C’est en particulier le cas des populations des Mondes Extérieurs les plus proches de la Terre ; celles-ci gardent en effet, plus que d’autres, le souvenir des premiers siècles au cours desquels les voyages interstellaires devinrent chose facile : à cette époque, leurs mondes étaient, politiquement et économiquement, contrôlés par la Terre.

— Bah ! soupira Baley. Tout ça, c’est de l’histoire ancienne ! Sont-ils réellement inquiets ? Ont-ils encore l’intention de nous chercher noise pour des incidents qui se sont produits il y a des centaines d’années ?

— Les humains, répliqua R. Daneel, ont une curieuse mentalité. Ils ne sont pas, à bien des points de vue, aussi raisonnables que nous autres robots, parce que leurs circuits ne sont pas, comme les nôtres, calculés à l’avance. Il paraît, m’a-t-on dit, que cela comporte des avantages.

— C’est bien possible, fit Baley sèchement.

— Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, dit R. Daneel. Quoi qu’il en soit, la persistance des échecs que nous avons connus sur la Terre a renforcé les partis nationalistes des Mondes Extérieurs. Ceux-ci déclarent que, de toute évidence, les Terriens s’ont des êtres différents des Spaciens, et qu’il ne peut être question de leur inculquer nos traditions. Ils affirment que, si nous contraignons par la force la Terre à utiliser comme nous les robots, nous provoquerons inévitablement la destruction de la Galaxie tout entière. Ils n’oublient jamais, en effet, que la population de la Terre s’élève à huit milliards, alors que celle des cinquante Mondes Extérieurs réunis excède à peine cinq milliards et demi. Nos compatriotes, en particulier le Dr Sarton…

— C’était un savant ?

— Oui, un spécialiste des questions de sociologie, particulièrement celles concernant les robots : il était extrêmement brillant.

— Ah, vraiment ? Continuez.

— Comme je vous le disais, le Dr Sarton et d’autres personnalités comprirent que Spacetown – et tout ce que cette ville représente – ne pouvait pas subsister longtemps, si des idées comme celles que je viens de vous exposer continuaient à se développer, en puisant leur raison d’être dans nos échecs continuels. Le Dr Sarton sentit que l’heure était venue de faire un suprême effort pour comprendre la psychologie du Terrien. Il est facile de dire que les peuples de la Terre sont par nature conservateurs, et de parler en termes méprisants des « indécrottables Terriens », ou de la « mentalité insondable des populations terrestres » ; mais cela ne résout pas le problème. Le Dr Sarton déclara que de tels propos ne prouvaient qu’une chose, l’ignorance de leurs auteurs, et qu’il est impossible d’éliminer le Terrien au moyen d’un slogan ou avec du bromure. Il affirma que les Spaciens désireux de réformer la Terre devaient renoncer à la politique isolationniste de Spacetown et se mêler beaucoup plus aux Terriens ; ils devraient vivre comme eux, penser comme eux, concevoir l’existence comme eux.

— Les Spaciens ? répliqua Baley. Impossible.

— Vous avez parfaitement raison, reprit R. Daneel. En dépit de ses théories, le Dr Sarton ne put jamais se décider à pénétrer dans une de vos villes. Il s’en sentait incapable. Il n’aurait jamais pu endurer ni leur énormité ni les foules qui les peuplent. Si même on l’avait contraint d’y venir, sous la menace d’une arme à feu, vos conditions intérieures d’existence lui auraient paru tellement écrasantes qu’il n’aurait jamais réussi à découvrir les vérités intérieures qu’il cherchait à comprendre.