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— Non, bien sûr ! Il n’en existe pas !

— Dans une certaine mesure, dit le robot, je suis content de vous entendre parler ainsi, car cela confirme ce que l’on m’a appris sur la mentalité des Terriens et leur méthode de raisonnement. Cependant, si la barrière est l’unique point de contact direct entre les deux zones, il n’en est pas moins vrai que New York et Spacetown donnent, l’une et l’autre, et dans toutes les directions, sur la campagne. Il est donc possible à un Terrien de quitter la ville par une de ces nombreuses sorties existantes, et de gagner Spacetown par la campagne, sans qu’aucune barrière ne l’arrête.

— Par la campagne ?

— Oui.

— Vous prétendez que l’assassin aurait traversé seul la campagne ?

— Pourquoi pas ?

— A pied ?

— Sans aucun doute. C’est le meilleur moyen de ne pas être découvert. Le meurtre a eu lieu dans les premières heures de la matinée, et le trajet a dû être parcouru avant l’aube.

— Impossible ! s’écria Baley. Il n’y a pas, dans tout New York, un seul homme qui se risquerait à quitter seul la ville.

— Je vous accorde qu’en temps ordinaire cela peut paraître invraisemblable. Nous autres Spaciens, nous sommes au courant de cet état de choses, et c’est pourquoi nous ne montons la garde qu’à la barrière. Même au moment de la grande émeute, vos compatriotes ont attaqué uniquement la barrière, mais pas un seul n’a quitté la ville.

— Et alors ?

— Mais maintenant nous sommes en présence d’une situation exceptionnelle. Il ne s’agit pas de la ruée aveugle d’une foule cherchant à briser une résistance ; nous avons affaire à un petit groupe de gens qui, de propos délibéré, tentent de frapper en un point non gardé. C’est ce qui explique qu’un Terrien ait pu, comme vous l’avez dit tout à l’heure, pénétrer dans Spacetown, aller droit à la demeure de sa victime, la tuer, et s’en aller. Le meurtrier est entré par un point absolument désert de notre territoire.

— C’est trop invraisemblable ! répéta Baley en secouant la tête. Vos compatriotes ont-ils essayé de trouver des éléments précis permettant de servir de base à une telle théorie ?

— Oui. Votre chef était chez nous, presque au moment où le crime a eu lieu.

— Je sais. Il m’a mis au courant.

— Ce fait est une preuve supplémentaire du soin que l’on a apporté à choisir l’heure du meurtre. Le commissaire principal travaillait depuis longtemps avec le Dr Sarton ; c’est avec lui que notre grand savant avait élaboré un plan selon lequel certains accords devaient être conclus entre nos villes, afin d’introduire petit à petit chez vous des robots tels que moi. Le rendez-vous prévu pour le jour du crime avait précisément pour objet la discussion de ce plan ; naturellement, le meurtre a arrêté, provisoirement du moins, la mise en œuvre de ces projets ; et la présence de votre chef dans Spacetown, à ce moment même, a rendu toute la situation plus difficile et plus embarrassante, non seulement pour les Terriens, mais également pour les Spaciens. Mais ce n’est pas cela que j’avais commencé à vous raconter. Quand le commissaire principal est arrivé, nous lui avons dit : « L’assassin a dû venir en traversant la campagne. » Et, tout comme vous, il nous a répondu : « Impossible ! » ou peut-être : « Impensable ! » Comme vous pouvez l’imaginer, il était bouleversé, et peut-être son émotion l’a-t-elle empêché de saisir le point essentiel. Quoi qu’il en soit, nous avons exigé qu’il procède, presque sur-le-champ, à toutes les vérifications susceptibles de nous éclairer sur la valeur de cette hypothèse.

Baley songea aux lunettes cassées du commissaire, et, au milieu même de ses sombres pensées, il ne put se défendre d’un léger sourire. Pauvre Julius ! Oui, cela ne pouvait faire de doute, il devait être bouleversé ! Bien entendu, Enderby n’avait pas trouvé le moindre moyen d’expliquer la situation aux orgueilleux Spaciens, car ceux-ci considéraient toute défectuosité physique comme une tare particulièrement choquante, inhérente à la race des Terriens, et due au fait que celle-ci n’était pas génétiquement sélectionnée. Au surplus, toute explication donnée dans ce domaine lui aurait aussitôt fait perdre la face, et le commissaire principal Julius Enderby ne pouvait à aucun prix se permettre cela. Aussi bien, les Terriens devaient se tenir les coudes à tous points de vue, et Baley se promit de ne rien révéler au robot sur la myopie d’Enderby.

Cependant, R. Daneel reprit son exposé :

— L’une après l’autre, toutes les sorties de la ville ont été inspectées. Savez-vous combien il y en a, Elijah ?

Baley secoua la tête, et dit, au hasard :

— Une vingtaine ?…

— Cinq cent deux.

— Quoi ?

— Primitivement, il y en avait beaucoup plus, mais il n’en subsiste que cinq cent deux utilisables. Votre ville a grandi lentement, Elijah ! Jadis, elle était à ciel ouvert, et les gens passaient librement de la cité à la campagne.

— Bien sûr ! Je sais tout cela.

— Eh bien, quand New York est pour la première fois devenue une ville fermée, on a laissé subsister beaucoup d’issues, et il en reste aujourd’hui cinq cent deux. Toutes les autres ont été soit condamnées, soit détruites, pour faire place à des constructions. Je ne tiens pas compte, naturellement, des terrains d’atterrissage des avions de transport.

— Alors, qu’est-il résulté de cette inspection des sorties ?

— Rien. Aucune de ces issues n’est gardée. Nous n’avons trouvé aucun fonctionnaire qui en fût officiellement chargé, et personne n’a voulu prendre la moindre responsabilité à ce sujet. On eût dit que nul ne connaissait même l’existence de ces issues. On peut donc affirmer que n’importe qui a pu sortir par une de ces portes, quand et comme il l’a voulu, et rentrer de même, sans que nul ne puisse jamais déceler cette fugue.

— Qu’a-t-on trouvé d’autre ? L’arme du crime avait disparu, j’imagine ?…

— Oh, oui !

— Aucun autre indice utilisable ?

— Aucun. Nous avons examiné à fond les abords de la frontière du territoire de Spacetown. Les robots travaillant dans les fermes ne peuvent apporter le moindre témoignage ; ils ne sont guère plus que des machines à exploiter les fermes, à peine des humanoïdes ; et il n’y avait aucun être humain dans ces parages.

— Hum ! fit Baley. Alors, quoi ?

— Comme nous avons échoué à un bout de la ligne, à Spacetown, il faut essayer de réussir à l’autre bout, à New York. Nous allons donc avoir pour tâche de découvrir tous les groupes qui fomentent de l’agitation, et de dépister toutes les organisations subversives.

— Combien de temps avez-vous l’intention de consacrer à cette enquête ? demanda Baley.

— Aussi peu que possible, mais autant qu’il le faudra.

— Eh bien, reprit Baley, pensif, je paierais cher pour que vous ayez un autre associé que moi dans cette pagaille !…

— Moi pas, dit R. Daneel. Le commissaire principal nous a fait le plus grand éloge de votre loyauté et de vos capacités.

— Il est vraiment trop bon ! répliqua Lije ironiquement, tout en se disant : « Pauvre Julius ! Il a du remords à mon égard, et il se donne du mal… »

— Nous ne nous en sommes pas rapportés entièrement à lui, reprit le robot. Nous avons examiné votre dossier. Vous vous êtes ouvertement opposé à l’usage des robots dans votre service.

— Oh, oh ! Et vous avez une objection à formuler là-dessus ?

— Pas la moindre. Il est bien évident que vous avez le droit d’avoir une opinion. Mais votre prise de position nous a contraints à étudier de très près votre profil psychologique. Et nous savons que, malgré votre profonde antipathie pour les robots, vous travaillerez avec l’un d’eux si vous considérez que tel est votre devoir. Vous avez un sens extraordinairement élevé de la loyauté, et vous êtes extrêmement respectueux de l’autorité légale. C’est exactement ce qu’il nous faut, et le commissaire Enderby vous a bien jugé.

— Vous n’éprouvez aucun ressentiment, du fait de mon antipathie pour les robots ?

— Du moment qu’elle ne vous empêche pas de travailler avec moi, ni de m’aider à accomplir la tâche que l’on m’a assignée, quelle importance peut-elle avoir ?

Baley en resta interloqué, et il répliqua, agressivement :

— A la bonne heure ! J’ai donc passé avec succès l’examen ! Eh bien, parlons un peu de vous, maintenant ! Qu’est-ce qui vous qualifie pour faire le métier de détective ?

— Je ne vous comprends pas.

— Vous avez été dessiné et construit pour rassembler des renseignements. Vous êtes un sosie d’homme, chargé de fournir aux Spaciens des éléments précis sur la vie des Terriens.

— N’est-ce pas un bon début, pour un enquêteur, Elijah, que de rassembler des renseignements ?

— Un début, peut-être. Mais une enquête exige bien autre chose que cela.

— J’en suis convaincu. Et c’est pourquoi on a procédé à un réglage spécial de mes circuits.

— Ah ?… Je serais vraiment curieux d’en connaître les détails, Daneel.

— Rien de plus facile. Je puis vous dire, par exemple, qu’on a particulièrement renforcé, dans mes organes moteurs, le désir de la justice.

— La justice ! s’écria Baley.

Sa réaction fut tout d’abord ironique, mais elle fit aussitôt place à une extrême méfiance, qu’il ne se donna même pas la peine de déguiser.

A ce moment, R. Daneel se retourna vivement sur sa chaise et regarda vers la porte.

— Quelqu’un vient ! dit-il.

C’était exact, car la porte s’ouvrit, et Jessie, pâle et les lèvres pincées, entra, à la vive surprise de Baley.

— Par exemple, Jessie, s’écria-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle s’arrêta sur le seuil, et évita le regard de son mari.

— Je m’excuse, murmura-t-elle. Il fallait que je rentre…

— Et où est Bentley ?

— Il va passer la nuit au Foyer du jeune homme.

— Pourquoi donc ? Je ne t’avais pas dit de faire ça !

Tu m’avais dit que ton associé coucherait ici, et j’ai pensé qu’il aurait besoin de la chambre de Bentley.

— Ce n’était pas nécessaire, Jessie, dit R. Daneel.

Elle leva les yeux vers lui et le dévisagea longuement. Baley baissa la tête et contempla ses ongles ; il sentit un irrésistible malaise l’envahir, à la pensée de ce qui allait suivre, de ce qu’il ne pouvait d’aucune manière empêcher. Dans le silence oppressant qui suivit, le sang lui monta au visage, ses tempes battirent très fort, et finalement il entendit, lointaine et comme tamisée par d’épaisses couches d’isolant, la voix de sa femme qui disait :

— Je crois que vous êtes un robot, Daneel.

Et R. Daneel lui répondit, toujours aussi calmement :

— Je le suis, en effet, Jessie.