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— Pour moi, réplique-t-il, quand je vois tomber toute cette eau sur la ville, ça me paraît vraiment du gaspillage : on devrait s’arranger pour en limiter la chute dans les réservoirs d’alimentation.

— Ah ! vous, Lije, vous êtes un moderne, et c’est d’ailleurs la cause de vos soucis. A l’époque médiévale, les gens vivaient en plein air, non seulement ceux qui exploitaient des fermes, mais également les citoyens des villes, même ceux de New York. Quand la pluie tombait, ils ne trouvaient pas que c’était du gaspillage d’eau. Ils s’en réjouissaient, comme de toutes les manifestations de la nature, car ils vivaient dans une sorte de communion intime avec elle.

« C’était une existence plus saine et meilleure, croyez-moi ! Tous les ennuis que nous vaut la vie moderne sont dus à ce qu’il y a divorce entre la nature et nous. Quand vous en aurez le temps, vous devriez lire des ouvrages d’histoire sur l’Age du Charbon.

Baley, effectivement, en avait lu. Il avait entendu bien des gens se lamenter sur la création de la pile atomique. Il avait lui-même maudit souvent cette invention, quand les événements avaient mal tourné, ou quand il était fatigué. Mais, tout au long de l’histoire de l’humanité, l’homme n’a jamais cessé de gémir ainsi : c’est inhérent à sa nature. A l’Age du Charbon, les gens vitupéraient l’invention de la machine à vapeur. Dans une des pièces de Shakespeare, un de ses personnages maudit le jour où l’on découvrit la poudre à canon. De même, dans quelque mille ans, les gens jugeraient néfaste l’invention du cerveau positronique…

Mais Lije n’aimait pas se laisser aller à des réflexions de ce genre ; elles le déprimaient. Au diable, tout cela !

— Ecoutez, Julius… dit-il.

Pendant les heures de service, il n’avait pas l’habitude de s’entretenir familièrement avec le commissaire, en dépit de l’insistance avec laquelle celui-ci l’appelait par son petit nom. Mais, ce jour-là, sans trop savoir pourquoi, il éprouva, pour une fois, le besoin de lui rendre la pareille.

— Ecoutez, Julius, vous me parlez de tout, sauf de la raison pour laquelle vous m’avez fait venir, et cela me tracasse. De quoi s’agit-il ?

— J’y arrive, j’y arrive ! répondit le commissaire. Mais laissez-moi vous exposer la chose à ma façon. Car il s’agit de sérieux ennuis.

— Oh ! je m’en doute bien ! Qu’est-ce qui n’est pas une source d’embêtements sur cette sacrée planète ? Avez-vous encore plus de difficultés avec les R ?

— Dans une certaine mesure, oui, Lije. A vrai dire, j’en suis à me demander jusqu’à quel point le vieux monde pourra continuer à supporter les épreuves qui lui sont imposées. Quand j’ai fait installer cette fenêtre, ce n’était pas seulement pour voir le ciel de temps à autre ; c’était pour voir la ville. Je la contemple souvent, et je me demande ce qu’elle va devenir, au cours du prochain siècle !

Ces remarques mélancoliques déplurent vivement à Baley, mais il ne se lassa pas de regarder par la fenêtre, avec une sorte de fascination. En dépit du mauvais temps qui diminuait sensiblement la visibilité, la ville offrait un spectacle sans pareil. Les services de la police occupaient la partie supérieure du City Hall Building, lequel s’élevait dans le ciel à une très grande hauteur. Vues de la fenêtre du commissaire principal, les tours des gratte-ciel voisins jouaient le rôle de parents pauvres, et l’on distinguait leurs sommets. On eût dit de gros doigts pointés vers la voûte des cieux. Les murs étaient nus, sans caractère. C’étaient autant de ruches contenant d’immenses essaims humains.

— A un certain point de vue, dit le commissaire, je regrette qu’il pleuve, car nous ne pouvons apercevoir Spacetown[1].

Baley jeta un regard vers l’ouest, mais, comme venait de l’indiquer Enderby, la vue, de ce côté-là, était bouchée. Les tours de New York s’estompaient dans un nuage de pluie, et l’horizon présentait l’aspect d’un mur blanchâtre.

— Je sais de quoi Spacetown a l’air, réplique Baley.

— J’aime assez la vue que l’on en a d’ici, reprit son chef. On peut juste la distinguer dans l’espace compris entre les deux parties du quartier de Brunswick. C’est une vaste agglomération de dômes relativement bas. Ce qui nous différencie de nos voisins, c’est précisément que nos immeubles sont élevés et serrés les uns contre les autres. Chez eux, au contraire, chaque famille a sa propre maisons dont le toit est arrondi, et, entre chacun de ces dômes, il y a du terrain. Avez-vous jamais eu l’occasion de vous entretenir avec un des Spaciens, Lije ?

— Quelquefois, oui, répondit Baley, patiemment. Il y a un mois environ, j’ai parlé à l’un d’eux, ici même.

— En effet, je m’en souviens maintenant. Si je me laissais aller à philosopher sur eux et nous, je dirais que nous avons des conceptions différentes de l’existence.

Baley commençait à se sentir un peu mal à l’aise ; il savait que plus le commissaire prenait de précautions pour exposer une affaire, plus celle-ci promettait d’être grave. Toutefois, jouant le jeu, il répondit :

— D’accord. Mais quoi de surprenant à cela ? Vous ne pouvez tout de même pas éparpiller huit millions de personnes dans un petit espace, en affectant à chaque famille une maisonnette ! Les gens de Spacetown ont de la place : tant mieux pour eux ! Il n’y a qu’à les laisser vivre comme bon leur semble !

Le Commissaire revint s’asseoir à son bureau, et dévisagea sans sourciller son collaborateur. Celui-ci fut gêné par les lunettes d’Enderby, qui déformaient un peu son regard.

— Tout le monde n’admet pas avec autant de tolérance que vous, dit-il, les différences de culture dont vous venez de parler. Ce que je dis là s’applique autant à New York qu’à Spacetown.

— Bon ! fit Baley. Et qu’est-ce que ça fait ?

— Ca fait qu’il y a trois jours un Spacien est mort.

Il y arrivait quand même ! La commissure des fines lèvres de Baley se plissa très légèrement, sans pour cela modifier l’expression naturellement triste de son visage.

— C’est vraiment dommage, dit-il. Il a dû attraper un microbe, j’imagine, ou quelque chose de contagieux… ou prendre froid, peut-être !

Le commissaire parut choqué d’une telle supposition :

— Qu’allez-vous donc chercher ? fit-il.

Baley ne prit pas la peine de développer plus avant son hypothèse. La précision avec laquelle les Spaciens avaient réussi à éliminer toute maladie de leur communauté était bien connue ; et l’on savait mieux encore avec quel soin ils évitaient, autant que possible, les contacts avec les habitants de la Terre, tous plus ou moins porteurs de germes contagieux. Au surplus, ce n’était certes pas le moment de se montrer sarcastique avec le commissaire. Aussi Baley répondit-il tranquillement :

— Oh ! j’ai dit ça sans intention particulière. Alors, de quoi est-il mort ? fit-il en regardant par la fenêtre.

— Il est mort d’une charge d’explosif qui lui a fait sauter la poitrine.

Baley ne se retourna pas, mais son dos se raidit, et, à son tour, il répliqua :

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Je vous raconte un meurtre, dit doucement le commissaire. Et vous, un détective, vous savez mieux que personne ce que c’est !

Cette fois, Baley se retourna.

— Mais c’est incroyable ! Un Spacien ? Et il y a trois jours de cela ?

— Oui.

— Mais qui a pu faire ça, et comment ?

— Les Spaciens disent que c’est un Terrien.

— Impossible !

— Pourquoi pas ? Vous n’aimez pas les Spaciens, et moi non plus. Qui sur la Terre les encaisse ? Personne. Quelqu’un les aura détestés un peu trop, voilà tout !

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Space = espace. Town = la ville. (N.d.T.)