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— Comment, je ne l’avais pas fait ? répliqua le commissaire en prenant l’air surpris. Mais pourtant ! ajouta-t-il soudain véhément, vous deviez vous en douter ! Je ne vous aurais pas demandé de le loger, s’il avait ressemblé à R. Sammy, voyons !

— Je comprends votre pensée, monsieur le commissaire. Mais, moi, je n’avais encore jamais vu ces robots-là, tandis que vous, vous les connaissez depuis longtemps. Je ne savais même pas que l’on pouvait en construire de pareils. Je regrette seulement que vous ne m’ayez pas précisé le fait ; c’est tout.

— Ecoutez, Lije, je m’en excuse. J’aurais dû vous prévenir, en effet, et vous avez raison. Cela tient à ce que cette enquête et toute cette affaire me mettent tellement sur des charbons ardents que, la plupart du temps, je ne suis pas dans mon assiette. En tout cas, ce Daneel est un robot d’un type nouveau, qu’on n’a pas encore achevé d’expérimenter ; il en est encore à la période des essais.

— C’est ce qu’il m’a expliqué.

— Ah ! vraiment ?

Baley se raidit un peu, et serrant les dents sur son tuyau de pipe, il dit, sans avoir l’air d’y attacher d’importance :

— R. Daneel a organisé pour moi une visite à Spacetown.

— A Spacetown ! s’écria Enderby, soudain indigné.

— Oui. Logiquement, c’est la principale démarche que je dois maintenant faire. Il faut que je voie les lieux du crime et que je pose quelques questions.

— Je ne crois pas du tout que ce soit une bonne idée, répliqua le commissaire, en secouant énergiquement la tête. Nous avons examiné le terrain de fond en comble ; je ne vois donc pas ce que vous pourriez y trouver de nouveau. Et puis, ce sont des gens si étranges, Lije ! Il faut y aller en gants blancs. On ne peut les manier qu’avec beaucoup de formes, et vous n’en avez pas l’expérience !

Il porta à son front une main potelée et ajouta d’un ton étrangement passionné :

— Je les hais !

Baley ne put s’empêcher de laisser percer quelque hostilité dans sa réponse.

— Bon sang de bon sang, monsieur le commissaire ! Puisque ce robot est venu ici, je ne vois pas pourquoi je n’irais pas là-bas ! C’est déjà assez désagréable de partager avec lui la responsabilité de l’enquête, et je ne veux pas par surcroît me trouver en position d’infériorité. Mais, bien entendu, si vous ne me jugez pas capable de mener l’enquête…

— Mais non, Lije, ce n’est pas cela. Vous n’êtes pas en cause. Ce sont les Spaciens qui m’inquiètent. Vous ne savez pas ce qu’ils sont !

— Eh bien, alors, répliqua Baley en fronçant les sourcils, pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi, monsieur le commissaire ?

Ce disant, il tambourina négligemment de ses doigts sur son genou. Le commissaire écarquilla les yeux, et répliqua :

— Non, Lije. Je n’irai pas là-bas. Ne me demandez pas cela !

Il parut chercher à rattraper ses mots, trop vite échappés, et ajouta, plus calmement, avec un sourire forcé :

— J’ai un travail fou ici, vous savez, et je me suis laissé mettre en retard.

Baley le regarda un long moment, puis, songeur, il lui dit :

— S’il en est ainsi, voici ce que je propose : quand je serai là-bas, vous vous mettrez en communication avec Spacetown par télévision ; juste un instant, vous comprenez, pour le cas où j’aurais besoin d’aide.

— Eh bien… oui ; ça, je crois que je peux le faire, répondit Enderby sans enthousiasme.

— Bon ! fit Baley, qui, jetant un coup d’œil à la pendule accrochée au mur, se leva. Je resterai donc en contact avec vous.

En quittant le bureau, Baley laissa une seconde la porte entrouverte et jeta un regard en arrière ; il put ainsi voir que son chef baissait la tête et l’enfouissait dans le creux de son coude, posé sur sa table ; le détective crut même entendre un sanglot étouffé. Il en reçut un coup si violent que, s’étant assis sur un coin de table, dans la salle voisine, il resta un instant sans bouger, ignorant l’employé qui, après lui avoir dit un bonjour machinal, se remit à travailler. Il détacha le couvercle de sa pipe, et renversant celle-ci, vida dans un cendrier un peu de poussière grise. Il la contempla d’un air morose, referma sa pipe et la remit en poche : encore une ration disparue pour toujours !…

Il réfléchit à ce qui venait de se passer. Dans un sens, Enderby ne l’avait pas surpris. Baley s’était attendu à voir son chef s’opposer à ce qu’il se rendît à Spacetown ; il l’avait en effet toujours entendu insister sur les difficultés que suscitaient les relations avec les Spaciens, et sur le danger que l’on courrait si on laissait des négociateurs non expérimentés discuter avec ces gens-là de questions importantes.

Il n’avait pas pensé cependant que le commissaire principal céderait si facilement. Il s’était dit que son chef aurait au moins insisté pour l’accompagner. L’abondance du travail en retard était un prétexte sans valeur, vu l’importance du problème à résoudre. Au reste, Baley ne désirait pas du tout qu’Enderby vînt avec lui. Il avait précisément obtenu ce qu’il voulait : il entendait que son chef assistât, le cas échéant, aux discussions de l’enquête, par le moyen de la télévision à trois dimensions, ce qui lui permettrait d’en être témoin en toute sécurité.

La sécurité ! C’était là le mot clef. Baley aurait certainement besoin d’un témoin que l’on ne pût pas éliminer d’une seconde à l’autre. Il le lui faudrait, ne fût-ce que pour garantir et sauvegarder sa propre sécurité. Or, le commissaire principal avait accepté ce plan sur-le-champ et Baley, songeant au sanglot qu’il avait entendu – ou cru entendre – se dit que son chef était vraiment empêtré dans cette affaire jusqu’au cou…

Une voix trop bien connue, et non moins déplaisante, se fit entendre soudain derrière son épaule et le fit sursauter :

— Qu’est-ce que tu me veux encore ? demanda-t-il, furieux.

Le sourire stupide de R. Sammy demeura figé sur son visage.

— Jack m’a prié de vous dire que Daneel est prêt, Lije.

— C’est bon. Maintenant, fous le camp !

Il regarda en fronçant les sourcils le robot qui s’en allait. Rien ne l’exaspérait plus que d’entendre cet assemblage d’organes métalliques l’appeler ainsi par son petit nom. Il s’en était plaint au commissaire, lors de la mise en service de R. Sammy, mais Enderby avait répliqué en haussant les épaules :

— On ne peut pas faire autrement, Lije. Le public a insisté pour que les robots que nous fabriquons soient conçus de telle façon qu’ils agissent toujours sous l’impulsion des intentions les plus amicales. Leurs circuits ont été calculés dans cet esprit. Vous devez donc admettre que R. Sammy a pour vous le maximum de sympathie, et comprendre qu’il ne peut vous appeler que par le nom le plus amical, à savoir votre petit nom…

Des circuits amicaux !… C’était la loi ; aucun robot, quelle que fût son utilisation, ne devait être capable, en quelque circonstance que ce fût, de faire du mal à un être humain. C’était l’axiome de base de toute la Robotique, cette science qui avait, dès sa création, proclamé « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. »

On n’avait jamais construit de cerveau positronique sans que ce principe eût été si profondément intégré dans ses circuits fondamentaux qu’aucun détraquement de ses organes ne pût se concevoir dans ce domaine. Il n’y avait donc pas besoin de circuits amicaux spéciaux ! Et cependant le commissaire principal avait raison : la méfiance des Terriens à l’égard des robots était quelque chose d’absolument irraisonné, et c’est pourquoi il avait fallu les doter de circuits amicaux, si bien qu’un robot devait toujours sourire. Il en était en tout cas ainsi sur Terre.