Ce fut la réaction du commissaire Julius Enderby qui frappa le plus Baley. L’écran de télévision ne reproduisait pas de façon rigoureusement exacte son visage ; il y avait toujours un peu de flottement dans ses traits ; on voyait bien qu’il suivait ardemment l’entretien, mais le manque de netteté de l’image et les lunettes du commissaire empêchèrent Baley de saisir le regard de son chef.
« Eh là, Julius, se dit-il. Ne vous effondrez pas ! J’ai besoin de vous ! »
Il ne pensait vraiment pas que, cédant à un mouvement d’humeur, Fastolfe se livrerait à quelque geste inconsidéré. Au cours de ses nombreuses lectures, il avait appris que les Spaciens n’avaient pas de religion, et remplaçaient celle-ci par un rationalisme froid et flegmatique, érigé en dogme philosophique. Convaincu que c’était vrai, il comptait là-dessus : ces gens-là ne manqueraient pas d’agir lentement, en se basant uniquement sur leur raisonnement.
S’il avait été seul avec eux, pour leur dire ce qu’il venait de déclarer, il ne serait jamais revenu à New York ; il en était convaincu, car on l’aurait froidement supprimé, conformément aux conclusions d’un raisonnement ; la vie d’un citoyen new-yorkais n’aurait pas pesé lourd en regard du succès d’un plan mûrement calculé. On aurait fait des excuses au commissaire Enderby, on lui aurait même montré sans doute le cadavre de son détective, et, en hochant la tête, on lui aurait encore parlé d’une conspiration montée par les Terriens. Le brave Julius l’aurait cru ; il était ainsi fait ; s’il haïssait les Spaciens, c’était surtout par peur, et il n’aurait jamais osé leur dire qu’il ne les croyait pas.
C’était bien pour cette raison qu’il fallait absolument qu’Enderby fût témoin du déroulement de l’enquête, et surtout qu’il y assistât à distance, de façon qu’aucune « mesure de sécurité » prise par les Spaciens ne pût l’atteindre… Or, voici que le commissaire principal s’écria d’une voix rauque :
— Vous vous trompez complètement, Lije ! J’ai vu moi-même le cadavre du Dr Sarton.
— Vous avez vu les débris informes de quelque chose qu’on vous a désigné comme étant le cadavre du Dr Sarton, répliqua audacieusement Baley, en songeant aux lunettes cassées du commissaire, circonstance singulièrement propice au plan des Spaciens.
— Non, non, Lije, dit Enderby. Je connaissais bien le Dr Sarton, et sa tête était intacte. C’était bien lui.
Il porta la main à ses lunettes, comme pour mieux prouver que sa mémoire était fidèle, et il ajouta :
— Je l’ai examiné de près, de très près !
— Et que pensez-vous de celui-ci, monsieur le commissaire ? demanda Baley en désignant R. Daneel. Ne ressemble-t-il pas à s’y méprendre au Dr Sarton ?
— Oui, sans doute, comme une statue ressemble à son modèle.
— Un être humain peut parfaitement se composer une attitude inexpressive, monsieur le commissaire. Supposez que ce soit un robot dont vous avez vu les restes. Vous me dites que vous les avez examinés de très près. Avez-vous regardé d’assez près pour voir si la surface carbonisée, à l’endroit où le projectile est entré, était vraiment un tissu organique humain, ou la couche d’un produit qui avait brûlé, en même temps que le métal des organes du robot fondait ?
Enderby parut scandalisé et déclara :
— Votre question est positivement ridicule, Lije !
Baley se tourna alors vers le Spacien et lui demanda :
— Consentez-vous à faire procéder à l’exhumation du corps, aux fins d’autopsie, Dr Fastolfe ?
— Normalement, répondit en souriant celui-ci, je n’aurais rien à objecter à votre proposition, monsieur Baley. Mais l’ennui, c’est que nous n’enterrons pas nos morts. Nous les incinérons toujours.
— C’est, en l’occurrence, très avantageux ! dit Baley.
— Mais voyons ! reprit Fastolfe. Dites-moi donc, monsieur Baley, comment êtes-vous parvenu à cette conclusion vraiment étonnante ?
« Il ne cède pas, se dit Baley. Il va crâner tant qu’il pourra ! »
— Oh ! c’est bien simple ! déclara-t-il. Pour imiter un robot, il ne suffit pas de se composer un visage impassible et de s’exprimer en un langage conventionnel. Votre faiblesse, à vous autres hommes des Mondes Extérieurs, c’est que vous avez trop l’habitude des robots. Vous en êtes arrivés à les considérer presque comme des êtres humains, et vous ne savez même plus reconnaître en quoi ils diffèrent de nous. Mais, sur Terre, il n’en est pas de même. Nous, nous savons très bien ce qu’est un robot. Ainsi, par exemple, R. Daneel est beaucoup trop humain pour qu’on le prenne pour un robot. Dès mon premier contact avec lui, j’ai senti que j’avais affaire à un Spacien. J’ai dû faire un gros effort pour admettre comme véridiques ses déclarations touchant sa qualité de robot. Et maintenant je comprends très bien ma réaction première, puisque effectivement il est un Spacien et non pas un robot.
A ce moment R. Daneel intervint lui-même, sans se montrer aucunement blessé de faire ainsi l’objet de la discussion.
— Je vous ai déjà expliqué, mon cher associé, que j’ai été construit pour prendre provisoirement place parmi les Terriens. C’est donc à dessein que l’on m’a donné une ressemblance aussi complète avec les hommes.
— Même au point de vous doter, au prix de grands efforts, d’organes prétendus humains, qui habituellement sont toujours recouverts de vêtements, et qui, pour un robot, ne peuvent servir à rien ?
Comment donc l’avez-vous découvert ? demanda Enderby.
— Je n’ai pas pu ne pas le remarquer, répliqua Baley en rougissant… dans les Toilettes…
Enderby parut profondément choqué ; mais Fastolfe riposta aussitôt :
— Vous devez sûrement comprendre que, si l’on désire utiliser un robot ressemblant vraiment à un homme, cette ressemblance doit être complète. Etant donné le but que nous cherchons à atteindre, mieux vaut ne rien faire du tout que prendre des demi-mesures.
— Puis-je fumer ? demanda brusquement Baley.
Trois pipes dans la même journée constituaient une extravagance ridicule ; mais, dans le tourbillon de cette discussion qu’il avait témérairement engagée, il avait besoin de la détente que lui procurait le tabac. Après tout, il était en train de clouer le bec à ces Spaciens, et de les obliger à ravaler leurs mensonges. Mais Fastolfe lui répondit :
— Veuillez m’excuser, mais je préférerais que vous ne fumiez pas.
Cette « préférence », Baley sentit qu’elle avait la force d’un ordre. Il remit donc en poche sa pipe, qu’il avait tirée, comptant sur une autorisation automatique.
« Bien sûr ! se dit-il amèrement. Enderby ne m’a pas averti, parce qu’il ne fume pas ; mais c’est évident, tout se tient ; dans leurs Mondes Extérieurs, on ne fume pas, on ne boit pas, on n’a aucun des vices humains ! Rien d’étonnant à ce qu’ils acceptent des robots dans leur sacrée société ! Comment donc R. Daneel l’appelait-il ?… Ah ! oui : la société C/Fe !… Ce n’est pas surprenant que R. Daneel puisse faire le robot aussi bien ! Ce sont tous des robots, ces gens-là ! »
Reprenant la discussion, il répondit à Fastolfe :
— La ressemblance trop complète n’est qu’un des points que je désirais signaler, parmi beaucoup d’autres. Hier, tandis que je le ramenais chez moi, il y eut presque une émeute dans mon quartier.
Il marqua un temps ; il ne pouvait se résoudre à dire soit R. Daneel, soit le Dr Sarton…