Il n’avait certes pas besoin de beaucoup réfléchir pour imaginer ce que l’avenir lui réservait. Son chef allait être moitié furieux, moitié épouvanté ; il le regarderait froidement, et ôterait ses lunettes pour les essuyer toutes les trente secondes ; comme il ne criait presque jamais, il expliquerait d’une voix douce à Baley toutes les raisons pour lesquelles les Spaciens avaient été mortellement offensés ; et le détective pouvait entendre déjà, jusque dans ses moindres intonations, cette diatribe :
« On ne parle pas aux Spaciens de cette façon-là, Lije ! C’est tout simplement impossible, car ils ne l’admettent pas. Je vous avais prévenu. Je me sens incapable d’évaluer le mal que vous venez de faire. Remarquez que je vois où vous vouliez en venir. Si vous aviez eu affaire à des Terriens, c’eût été tout différent ; je vous aurais dit : ‘D’accord, risquez le paquet ! Tant pis pour la casse, pourvu que vous les possédiez !’ Mais avec des Spaciens, c’était de la folie ! Vous auriez dû m’en parler et me demander conseil, Lije ! Parce que, moi, je les connais. Je sais comment ils agissent et je sais ce qu’ils pensent ! »
A cela, que pouvait-il répondre ? Qu’Enderby était précisément le seul homme à qui il ne pouvait pas en parler, parce que ce plan était terriblement risqué, alors que le commissaire principal était la prudence même ?… Il rappellerait à son chef comment celui-ci avait lui-même montré le très grave danger que comportaient aussi bien un échec flagrant qu’un succès mal venu ; et il lui déclarerait que le seul moyen d’échapper à un déclassement consistait à prouver la culpabilité de Spacetown.
Mais Enderby ne manquerait pas de répliquer :
« Il va falloir faire un rapport sur tout ça, Lije ; et cela va entraîner toutes sortes de complications. Je connais les Spaciens : ils vont demander qu’on vous décharge de l’enquête, et il faudra nous exécuter. Vous devez bien le comprendre, n’est-ce pas, Lije ? Moi, je tâcherai d’arranger les choses pour vous, et vous pouvez compter sur moi à ce sujet. Je vous couvrirai autant que je le pourrai, Lije !… »
Baley savait que ce serait exact. Son chef le couvrirait, du mieux qu’il le pourrait, mais pas au point, par exemple, d’exaspérer encore plus un maire furibond. Il pouvait également entendre glapir le maire :
« Mais alors, Enderby, qu’est-ce que tout cela signifie ? Pourquoi ne m’a-t-on pas demandé mon avis ? Qui donc a la responsabilité de diriger la Cité ? Pourquoi a-t-on laissé entrer en ville un robot non muni des autorisations réglementaires ? Et enfin, de quel droit ce Baley ?… »
Si l’on en venait à mettre en balance l’avenir de Baley et celui du commissaire principal, dans les services de police, comment douter de ce qui se passerait ? Au surplus, il ne pourrait en conscience s’en prendre à Enderby. La moindre des sanctions qui allait le frapper serait la rétrogradation, mesure déjà fort redoutable. Sans doute, le simple fait d’habiter une Cité moderne comportait implicitement l’assurance que l’on pouvait y subsister. Mais à quel point une telle existence était étriquée, cela Baley ne le savait que trop bien. Ce qui, petit à petit, valait d’appréciables avantages, c’était de bénéficier d’un statut s’améliorant à mesure que l’on gravissait l’échelle administrative ; on obtenait ainsi une place plus confortable au spectacle, une meilleure qualité de viande dans la ration quotidienne, ou encore le droit de faire moins longtemps la queue à tel magasin. Quiconque aurait jugé de ces choses en philosophe n’aurait sans doute pas estimé que des privilèges aussi minimes valaient la peine qu’on se donnait pour les obtenir. Et pourtant personne, si philosophe que l’on fût, ne pouvait renoncer sans douleur à ces droits, une fois qu’on les avait acquis. C’était là un fait incontestable.
Ainsi, c’était sans doute un insignifiant avantage que de posséder, dans un appartement, un lavabo à eau courante, surtout quand on avait pris l’habitude, pendant trente ans, d’aller automatiquement se laver dans les Toilettes, sans même y faire attention. Bien plus, on pouvait à bon droit considérer cet appareil sanitaire comme inutile, surtout en tant que privilège accordé par statut spécial, car rien n’était plus impoli que de se vanter des avantages dont on bénéficiait ainsi. Et cependant, Baley se dit que, si l’on venait à lui supprimer ce lavabo, chaque déplacement supplémentaire qu’il aurait alors à faire aux Toilettes serait plus humiliant et plus intolérable, et qu’il garderait toujours le souvenir lancinant du plaisir qu’il avait à se raser chez lui, dans sa chambre à coucher : ce serait pour lui le symbole même d’un luxe à jamais perdu…
Dans les milieux politiques avancés, il était de bon ton de parler de l’Epoque Médiévale avec dédain, et de dénigrer le « fiscalisme » de ces régimes qui basaient l’économie des Etats sur la monnaie. C’est ainsi que les écrivains politiques dénonçaient les concurrences effroyables et la brutale « lutte pour la vie » qui sévissaient en ce temps-là ; et ils affirmaient que, à cause du souci permanent du pain quotidien, qui obsédait alors tout le monde, il avait toujours été impossible de créer une société vraiment moderne et complexe.
A ce système « fiscaliste » périmé, ils opposaient le « civisme » moderne, dont ils vantaient le haut rendement et l’agrément. Peut-être avaient-ils raison ; cependant, dans les romans historiques, qu’ils fussent d’inspiration sentimentale ou des récits d’aventures, Baley avait pu constater que les Médiévalistes de jadis attribuaient au « fiscalisme » la vertu d’engendrer des qualités telles que l’individualisme et l’initiative personnelle. Certes, Baley n’en aurait pas juré, mais écœuré à la pensée de ce qu’il allait bientôt endurer, il se demanda si jamais un homme avait jadis lutté farouchement pour son pain quotidien – peu importait le symbole utilisé pour définir ce dont on avait besoin pour vivre – et ressenti plus douloureusement la perte de ce pain, qu’un citoyen newyorkais s’efforçant de ne pas perdre son droit à percevoir, le dimanche soir, un pilon de poulet, en chair et en os, de vrai poulet ayant réellement existé.
« Ce n’est pas tant pour moi ! songea-t-il. Mais il y a Jessie et Ben !… »
La voix du Dr Fastolfe l’arracha soudain à sa méditation :
— Monsieur Baley, est-ce que vous m’entendez ?
— Oui, fit-il en clignant des yeux, et en se demandant combien de temps il était ainsi resté planté au milieu de la pièce, comme un imbécile ahuri.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur ? Maintenant que vous avez sans doute réfléchi à ce qui vous préoccupe, peut-être cela vous intéresserait-il de voir quelques films que nous avons pris sur le lieu du crime, au cours de l’enquête faite ici.
— Non, merci. J’ai à faire en ville.
— Cependant, l’enquête sur l’assassinat du Dr Sarton doit sûrement primer toutes vos autres occupations !
— Plus maintenant. J’ai idée que, d’ores et déjà, j’en suis déchargé. Enfin, tout de même, s’écria-t-il, éclatant soudain de rage, si vous pouviez prouver que R. Daneel était un robot, voulez-vous me dire pourquoi vous ne l’avez pas fait tout de suite ? Quel besoin aviez-vous de vous livrer à toute cette mascarade ?
— Mon cher monsieur Baley, répliqua le Spacien, j’ai été extrêmement intéressé par vos raisonnements. Quant à vous décharger de l’enquête, j’en doute fort. Car, avant de couper la communication avec le commissaire principal, j’ai spécialement insisté pour que l’on vous en laisse la pleine responsabilité. Et je suis convaincu que votre chef continuera, comme vous, à nous aider à la mener à bien.
Baley s’assit, d’assez mauvaise grâce, et dit durement :