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— Ca peut aller !…

— Sans doute. Mais pour combien de temps encore ? Votre population ne cesse de croître, et le minimum de calories ne peut lui être fourni qu’aux prix d’efforts toujours plus pénibles. La Terre est engagée dans un tunnel sans issue, mon cher monsieur !

— Nous nous en tirons quand même, répéta Baley, obstinément.

— A peine. Une Cité comme New York doit faire des prodiges pour s’approvisionner en eau et évacuer ses détritus. Les centrales d’énergie nucléaire ne fonctionnent encore que grâce à des importations d’uranium de jour en jour plus difficiles à obtenir, même en provenance des autres planètes, et cela en même temps que les besoins augmentent sans cesse. L’existence même des citoyens dépend à tout moment de l’arrivée de la pulpe de bois nécessaire aux usines de levure, et du minerai destiné aux centrales hydroponiques. Il vous faut, sans jamais une seconde d’arrêt, faire circuler l’air dans toutes les directions, et il est de plus en plus délicat de maintenir l’équilibre de cette aération conditionnée. Que surviendrait-il si jamais le formidable courant d’air frais introduit et d’air vicié évacué s’arrêtait, ne serait-ce qu’une heure ?

— Cela ne s’est jamais produit !

— Ce n’est pas une raison pour qu’il n’arrive rien de tel dans l’avenir. Aux temps primitifs, les centres urbains individuels pouvaient virtuellement se suffire à eux-mêmes, et vivaient surtout du produit des fermes avoisinantes. Rien ne pouvait les atteindre que des désastres subits, tels qu’une inondation, une épidémie, ou une mauvaise récolte. Mais, à mesure que ces centres se sont développés, et que la technologie s’est perfectionnée, on a pu parer aux désastres locaux en faisant appel au secours des centres plus éloignés ; cela n’a cependant été possible qu’en accroissant toujours plus des régions, qui, obligatoirement, devinrent dépendantes les unes des autres. A l’Epoque Médiévale, les villes ouvertes, même les plus vastes, pouvaient subsister au moins pendant une semaine sur leurs stocks, et grâce à des secours d’urgence. Quand New York est devenu la première Cité moderne, elle pouvait vivre sur elle-même pendant une journée. Aujourd’hui, elle ne pourrait pas tenir une heure. Un désastre qui aurait été un peu gênant il y a dix mille ans, et à peine sérieux il y a mille ans, serait devenu il y a cent ans quelque chose de grave ; mais aujourd’hui, ce serait une catastrophe irrémédiable.

— On m’a déjà dit ça, répliqua Baley, qui s’agita nerveusement sur sa chaise. Les Médiévalistes veulent qu’on en finisse avec le système des Cités ; ils préconisent le retour à la terre et à l’agriculture naturelle. Eh bien, ils sont fous, parce que ce n’est pas possible. Notre population est trop importante, et on ne peut, en histoire, revenir en arrière ; il faut, au contraire, toujours aller de l’avant. Bien entendu, si l’émigration vers les Mondes Extérieurs n’était à ce point limitée…

— Vous savez maintenant pourquoi c’est nécessaire.

— Alors, que faut-il faire ? Vous êtes en train de brancher une canalisation sur une ligne électrique qui n’a plus de courant…

— Pourquoi ne pas émigrer vers de nouveaux mondes ? Il y a des milliards d’étoiles dans la Galaxie ; on estime qu’il doit y avoir cent millions de planètes habitables, ou que l’on peut rendre habitables.

— C’est ridicule.

— Et pourquoi donc ? riposta Fastolfe avec véhémence. Pourquoi cette suggestion est-elle ridicule ? Des Terriens ont colonisé des planètes dans le passé. Plus de trente, sur les cinquante Mondes Extérieurs, y compris la planète Aurore où je suis né, ont été colonisées directement par des Terriens. La colonisation ne serait-elle donc plus chose possible pour vos compatriotes ?

— C’est-à-dire que…

— Vous ne pouvez pas me répondre ? Alors, permettez-moi de prétendre que, si ce n’est en effet plus possible, cela tient au développement de la civilisation des Cités terrestres. Avant que celles-ci se multiplient, l’existence des Terriens n’était pas réglementée au point qu’ils ne pussent s’en affranchir ni recommencer une autre vie sur un territoire vierge. Vos ancêtres ont fait cela trente fois. Mais vous, leurs descendants, vous êtes aujourd’hui si agglutinés dans vos cavernes d’acier, si inféodés à elles, que vous ne pourrez jamais plus en sortir. Vous-même, monsieur Baley, Vous vous refusez à admettre qu’un de vos concitoyens soit capable de traverser seul la campagne pour se rendre à Spacetown. A fortiori, traverser l’espace pour gagner un monde nouveau doit représenter pour vous une improbabilité cent fois plus grande. En vérité, monsieur, le civisme de vos Cités est en train de tuer la Terre.

— Et puis après ? s’écria Baley rageusement. En admettant que ce soit vrai, en quoi cela vous regarde-t-il ? C’est notre affaire, et nous résoudrons ce problème ! Et si nous n’y parvenons pas, eh bien, admettons que c’est notre façon à nous d’aller en enfer !

— Et mieux vaut votre façon d’aller en enfer que la façon dont les autres vont au paradis, n’est-ce pas ? Je comprends votre réaction, car il est fort déplaisant de se voir donner des leçons par un étranger. Et pourtant, j’aimerais que, vous autres Terriens, vous puissiez nous donner des leçons, à nous Spaciens, car, nous aussi, nous avons à résoudre un problème, et il est tout à fait analogue au vôtre !

— Surpopulation ? fit Baley en souriant méchamment.

— J’ai dit analogue et non pas identique. Le nôtre est sous-population. Quel âge me donnez-vous ?

Le détective réfléchit un instant, puis se décida à donner un chiffre nettement exagéré :

— Je dirai environ la soixantaine.

— Eh bien, vous devriez y ajouter cent ans !

— Quoi ?

— Pour être précis, j’aurai cent soixante-trois ans à mon prochain anniversaire. Je ne plaisante pas. J’utilise le calendrier normal terrien. Si j’ai de la chance, si je fais attention, et surtout si je n’attrape aucune maladie terrienne, je peux arriver à vivre encore autant d’années, et atteindre plus de trois cents ans. Dans ma planète Aurore, on vit jusqu’à trois cent cinquante ans, et les chances de survie ne font que croître actuellement.

Baley jeta un regard vers R. Daneel, qui avait écouté impassiblement tout l’entretien, et il eut l’air de chercher auprès du robot une confirmation de cette incroyable révélation.

— Comment donc est-ce possible ? demanda-t-il.

— Dans une société sous-peuplée, il est normal que l’on pousse l’étude de la gérontologie, et que l’on recherche les causes de la vieillesse. Dans un monde comme le vôtre, prolonger la durée moyenne de la vie serait un désastre. L’accroissement de population qui en résulterait serait catastrophique. Mais sur Aurore, il y a place pour des tricentenaires. Il en résulte que, naturellement, une longue existence y devient deux ou trois fois plus précieuse. Si, vous, vous mouriez maintenant, vous perdriez au maximum quarante années de vie, probablement moins. Mais, dans une civilisation comme la nôtre, l’existence de chaque individu est d’une importance capitale. Notre moyenne de naissances est basse, et l’accroissement de la population est strictement contrôlé. Nous conservons un rapport constant entre le nombre d’hommes et celui de nos robots, pour que chacun de nous bénéficie du maximum de confort. Il va sans dire que les enfants, au cours de leur croissance, sont soigneusement examinés, au point de vue de leurs défectuosités, tant physiques que mentales, avant qu’on leur laisse atteindre l’âge d’homme.

— Vous ne voulez pas dire, s’écria Baley, que vous les tuez, si…

— S’ils ne sont pas sains, oui, et sans la moindre souffrance, je vous assure. Je conçois que cette notion vous choque, tout comme le principe des enfantements non contrôlés sur Terre nous choque nous-mêmes.