— Mais voyons, monsieur le commissaire, ce n’est pas possible ! Je ne suis encore que de la catégorie C. 5, et je n’ai pas droit à une mission de cette envergure…
— Mais vous désirez passer dans la catégorie C. 6, pas vrai ?
Quelle question ! Baley connaissait les avantages afférents à la catégorie C. 6 : place assise, aux heures de pointe, dans les transports express, et pas seulement entre dix et seize heures ; droit à une plus grande variété de plats sur les menus des cuisines communautaires ; peut-être même un logement amélioré, et, de temps en temps, une place réservée pour Jessie au solarium…
— Bien sûr que je le désire ! répliqua-t-il. Pourquoi pas ? Mais si je n’arrive pas à débrouiller l’affaire, qu’est-ce que je vais prendre !
— Pourquoi ne réussiriez-vous pas, Lije ? dit Enderby d’une voix enjôleuse. Vous en avez toutes les capacités. Vous êtes l’un de mes meilleurs détectives.
— N’empêche que, dans mon service, j’ai une demi-douzaine de collègues plus anciens que moi et de catégorie supérieure. Pourquoi les éliminer ainsi à priori ?
La réaction de Baley prouvait, sans qu’il eût besoin de l’exprimer plus clairement, qu’il n’était pas dupe pour que le commissaire dérogeât à ce point aux règles de la hiérarchie, il fallait que l’affaire fût véritablement exceptionnelle et grave.
— Pour deux raisons, Lije, répondit Enderby en joignant les mains. Pour moi, vous le savez, vous n’êtes pas seulement un de mes collaborateurs. Nous sommes deux amis, et je n’oublie pas le temps où nous étions au collège ensemble. Parfois, j’ai peut-être l’air de ne pas m’en souvenir, mais c’est uniquement dû aux nécessités du service et de la hiérarchie : vous savez bien ce que c’est que d’être commissaire principal. Il n’en est pas moins vrai que je reste votre ami. Or, je le répète, cette enquête-là représente, pour celui qui va en être officiellement chargé, une chance formidable, et je veux que ce soit vous qui en bénéficiiez.
— Bon, fit Baley, sans aucun enthousiasme. Voilà donc la première raison. Et la seconde ?
— La seconde, c’est que je pense que vous êtes mon ami autant que je suis le vôtre : alors, j’ai un service à vous demander, au titre d’ami et non de chef.
— Quel service ?
— Je désire que vous preniez, pour mener votre enquête, un associé spacien : Spacetown l’a exigé. C’est la condition qu’ils ont posée pour ne pas rendre compte de l’assassinat à leur gouvernement, et pour nous laisser seuls débrouiller l’affaire. Un de leurs agents devra, d’un bout à l’autre, assister à toute l’enquête.
— Autant dire qu’ils n’ont aucune confiance en nous.
— Il y a évidemment de ça, Lije. Mais il faut reconnaître que, si l’enquête est mal menée, de nombreux fonctionnaires spaciens responsables seront blâmés par leur gouvernement. Ils ont donc intérêt à ce que tout se passe correctement, et je leur accorde le bénéfice du doute, Lije. Je suis, pour ce motif, disposé à croire que leurs intentions sont bonnes.
— Oh ! mais, pour ma part, je n’en doute pas un instant, monsieur le commissaire ! Et c’est bien cela qui me tracasse le plus, d’ailleurs !
Enderby se refusa à relever la remarque et poursuivit :
— Alors, Lije, êtes-vous prêt à accepter de prendre avec vous un associé spacien ?
— Vous me le demandez comme un service personnel ?
— Oui. Je vous prie de prendre en main l’enquête, dans les conditions exigées par Spacetown.
— Eh bien, c’est d’accord, monsieur le commissaire.
— Merci, Lije. Il va falloir qu’il habite avec vous.
— Ah ! non, alors ! Je ne marche plus !
— Allons, allons, Lije ! Vous avez un grand appartement, voyons : trois pièces, avec un seul enfant ! Vous pouvez donc très bien l’installer chez vous. Il ne vous dérangera pas !… Pas le moins du monde, je vous assure ! Et c’est indispensable.
— Jessie va avoir horreur de ça ! J’en suis sûr.
— Vous lui expliquerez ! répliqua le commissaire avec tant d’ardeur et d’insistance que, derrière ses lunettes, ses yeux semblèrent deux cavités sombres enfoncées dans leurs orbites. Vous lui direz que vous faites cela par amitié pour moi, et que, si tout marche bien, je m’engage, aussitôt après, à user de tout mon crédit pour vous faire sauter une catégorie, et obtenir pour vous une promotion à la classe C. 7. Vous entendez, Lije, C. 7 !…
— Entendu monsieur le commissaire. J’accepte le marché.
Baley se leva à moitié, mais quelque chose dans la physionomie d’Enderby lui montra que tout n’était pas dit.
— Y a-t-il d’autres conditions ? demanda-t-il en se rasseyant.
— Oui, fit Enderby en baissant lentement la tête. Il s’agit du nom de votre associé.
— Oh ! peu importe ! dit Baley. Que ce soit Pierre, Jacques, ou Paul…
— C’est-à-dire… murmura le commissaire. Enfin… les Spaciens font… ils ont de drôles d’idées, Lije. En fait, l’associé qu’ils vous destinent n’est pas… n’est pas…
Baley écarquilla les yeux et s’écria :
— Un instant, je vous prie !… Vous ne prétendez pas ?…
— Si, Lije !… C’est bien ça !… Il le faut, Lije !… Il le faut absolument !… Il n’y a pas d’autre moyen de nous en tirer !…
— Et vous avez la prétention que je mette dans mon appartement un,… une chose pareille ?
— Je vous le demande, comme à un ami, Lije.
— Non !… Non !
— Ecoutez-moi, Lije. Vous savez bien que, pour une affaire pareille, je ne peux faire confiance à personne. Ai-je besoin d’entrer dans tous les détails ? Nous sommes absolument contraints de travailler, la main dans la main, avec les Spaciens, dans cette enquête. Il faut que nous réussissions, si nous voulons empêcher les flottes aériennes des Mondes Extérieurs de venir réclamer au Monde Terrestre de nouvelles indemnités. Mais nous ne pouvons réussir par le seul jeu de nos vieilles méthodes. On va donc vous associer à un de leurs R. Si c’est lui qui trouve la solution de l’énigme, nous sommes fichus – j’entends : nous, services de police. Vous comprenez ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Vous voyez donc combien votre tâche va être délicate : il faut que vous travailliez avec lui, en plein accord, mais que vous veilliez à ce que ce soit vous et non lui qui trouviez la solution du problème qui vous est posé. Est-ce bien clair ?
— En d’autres termes, je dois coopérer cent pour cent avec lui, ou lui couper le cou. De la main droite je lui taperai dans le dos, et de la gauche je me tiendrai prêt à le poignarder. C’est bien ça ?
— Que pouvons-nous faire d’autre ? Il n’y a pas d’autre solution.
— Je ne sais pas du tout comment Jessie va prendre la chose, fit Baley, indécis.
— Je lui parlerai, si vous le désirez.
— Non, monsieur le commissaire. Inutile !… Et, ajouta-t-il en poussant un profond soupir, comment s’appelle mon associé ?
— R. Daneel Olivaw.
— Oh ! fit tristement Baley. Ce n’est plus la peine, désormais, d’user d’euphémismes, monsieur le commissaire ! J’accepte la corvée. Alors, allons-y carrément, et appelons les choses par leur nom ! Je suis donc associé à Robot Daneel Olivaw !
2
Voyage en tapis roulant express
Il y avait comme toujours foule sur le tapis roulant express ; les voyageurs debout se tenaient sur la bande inférieure, et ceux qui avaient droit aux places assises montaient sur l’impériale. Un flot mince et continu de gens s’échappait de l’express pour passer sur les tapis de « décélération », et de là gagnait les tapis roulants secondaires ou les escaliers mécaniques, qui conduisaient, sous d’innombrables arches et par autant de ponts, au dédale sans fin des divers quartiers de la ville. Un autre flot humain, non moins continu, progressait en sens inverse, de la ville vers l’express, en passant par des tapis accélérateurs.