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De tous côtés des lumières étincelaient ; les murs et les plafonds, tous lumineux, semblaient irradier d’une phosphorescence non dénuée de fraicheur ; partout des placards aveuglants attiraient l’attention, et, telles de gros vers luisants, les indications se succédaient, crues et impératives : DIRECTION DE JERSEY — POUR LA NAVETTE D’EAST RIVER : SUIVEZ LES FLECHES — DIRECTION DE LONG ISLAND : PRENDRE L’ETAGE SUPERIEUR.

Mais ce qui dominait cet ensemble, c’était un bruit formidable, inséparable de la vie même, le colossal brouhaha de millions de gens parlant, riant, toussant, criant, murmurant, et respirant.

« Tiens ! se dit Baley. On ne voit indiquée nulle part la direction de Spacetown ! »

Il sauta de tapis roulant en tapis roulant, avec l’aisance et l’adresse acquises au cours d’une vie entière passée à ce genre d’exercice. Les enfants apprenaient à sauter d’un tapis sur l’autre dès qu’ils commençaient à marcher. C’est à peine si Baley sentait l’accélération progressive du tapis, et il avait une telle habitude de ce mode de transport qu’il ne se rendait même plus compte que, instinctivement, il se penchait en avant pour compenser la force qui l’entraînait. Il ne lui fallut pas trente secondes pour atteindre le tapis roulant à cent kilomètres à l’heure, lequel lui permit de sauter sur la plate-forme à balustrades et à parois vitrées qui s’intitulait l’express.

Mais il n’y avait toujours pas de poteaux indicateurs mentionnant Spacetown. Après tout, cela s’expliquait. A quoi bon indiquer ce chemin-là ? Si l’on avait affaire à Spacetown, on savait sûrement comment y aller. Et si l’on n’en connaissait pas l’itinéraire, il était parfaitement inutile de s’y rendre. Quand Spacetown avait été fondée, quelque vingt-cinq ans auparavant, on avait d’abord incliné à en faire un centre d’attraction, et d’innombrables foules de New Yorkais s’étaient rendues là-bas.

Mais les Spaciens n’avaient pas mis longtemps à stopper cette invasion. Poliment (ils étaient toujours polis), mais fermement, ils dressèrent entre eux et la grande ville une barrière fort difficile à franchir, formée d’une combinaison des services de contrôle de l’immigration et de l’inspection des douanes. Quand donc on avait affaire à Spacetown, on était tenu de fournir toutes indications d’identité désirables ; on devait, de plus, consentir à une fouille intégrale, à un examen médical approfondi, et à une désinfection complète.

Bien entendu, ces mesures suscitèrent un vif mécontentement, plus vif même qu’elles ne le justifiaient, et il en résulta un sérieux coup d’arrêt dans le programme de modernisation de New York. Baley gardait un souvenir vivace des émeutes dites de la Barrière. Il y avait participé lui-même, dans la foule, se suspendant aux balustrades de l’express, envahissant les impériales, au mépris des règlements qui réservaient à certaines personnes privilégiées les places assises ; il avait parcouru pendant des heures les tapis roulants, sautant de l’un à l’autre au risque de se rompre le cou et pendant deux jours, il était demeuré avec les émeutiers devant la Barrière de Spacetown, hurlant des slogans, et démolissant le matériel de la ville, simplement pour soulager sa rage.

S’il voulait s’en donner la peine, Baley pouvait encore chanter par cœur les airs populaires de cette époque-là. Il y avait entre autres : L’homme est issu de la Terre, entends-tu ? un vieux chant du pays, au refrain lancinant.

L’homme est issu de la Terre, entends-tu C’est sa mère nourricière, entends-tu Spaciens va-t’en, disparais De la Terre qui te hait ! Sale Spaciens entends-tu ?

Il y avait des centaines de strophes du même genre, quelques-unes spirituelles, là plupart stupides, beaucoup obscènes. Mais chacune d’elles se terminait par : « Sale Spacien, entends-tu ? » Futile riposte, consistant à rejeter à la figure des Spaciens l’insulte par laquelle ils avaient le plus profondément blessé les New Yorkais : leur insistance à traiter les habitants de la Terre comme des êtres pourris par les maladies.

Il va sans dire que les Spaciens ne partirent pas. Ils n’eurent même pas besoin de mettre en jeu leurs armes offensives. Il y avait belle lurette que les flottes démodées des Puissances Terrestres avaient appris qu’approcher d’un vaisseau aérien du Monde Extérieur, c’était courir au suicide. Les avions terrestres qui s’étaient aventurés dans la zone réservée de Spacetown, aux premiers temps de son établissement, avaient purement et simplement disparu. Tout au plus en avait-on retrouvé quelque minuscule débris d’aile, ayant fini par retomber sur la Terre.

Quant aux armes terrestres, aucune foule, si déchaînée fût-elle, ne perdrait jamais la tête au point d’oublier l’effet des disrupteurs subéthériques portatifs, utilisés contre les Terriens dans les guerres du siècle précédent.

Ainsi donc les Spaciens se tenaient isolés derrière leur barrière, produit de leur puissance scientifique, et les Terriens ne disposaient d’aucune méthode leur permettant d’espérer qu’un jour ils pourraient détruire cette barrière. Pendant toute la période des émeutes, les Spaciens attendirent sans broncher, jusqu’à ce que les autorités de la ville fussent parvenues à calmer la foule, en utilisant des gaz somnifères et vomitifs. Pendant quelque temps, les pénitenciers regorgèrent de meneurs, de mécontents, et de gens arrêtés uniquement parce qu’il en fallait dans les prisons… Mais, très rapidement, ils furent tous relâchés.

Puis, au bout d’un certain temps, les Spaciens assouplirent progressivement leurs mesures restrictives. Ils supprimèrent la barrière, et passèrent un accord avec les services de police de New York, qui s’engagèrent à faire respecter les lois isolationnistes de Spacetown et à qui ils assurèrent aide et protection. Enfin, décision plus importante que toutes les autres, la visite médicale obligatoire devint beaucoup moins draconienne.

Mais maintenant, se dit Baley, les événements pouvaient suivre un cours tout différent. Si les Spaciens croyaient sérieusement qu’un Terrien avait réussi à pénétrer dans Spacetown pour y commettre un meurtre, il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’ils décident de rétablir la barrière : et ça, ce serait un coup dur.

Il se hissa sur la plate-forme de l’express, se fraya un chemin parmi les voyageurs debout, et gagna le petit escalier en spirale qui menait à l’impériale ; là, il s’assit, mais sans mettre dans le ruban de son chapeau sa carte de circulation ; il ne l’arbora qu’après avoir dépassé le dernier quartier de l’arrondissement de l’Hudson. En effet, aucune personne appartenant à la catégorie C. 5 n’avait droit aux places assises, pour les parcours à l’intérieur d’une zone limitée à l’est par Long Island et à l’ouest par l’Hudson. Sans doute, il y avait, à cette heure-là, beaucoup de places assises disponibles, mais si un des contrôleurs l’avait vu, il l’aurait automatiquement expulsé de l’express. Les gens deviennent de jour en jour plus agacés par le système de classement de la population en catégories distinctes, plus ou moins privilégiées. Et, en toute honnêteté, Baley devait s’avouer qu’il partageait entièrement le sentiment des masses populaires sur ce point. Il affectait d’ailleurs, non sans satisfaction, de se considérer comme un homme du peuple.

Le dossier de chaque siège était surmonté d’un paravent aux lignes courbes et aérodynamiques, contre lequel l’air glissait en faisant entendre un sifflement caractéristique. Cela rendait toute conversation quasi impossible, mais, quand on y était habitué, cela n’empêchait pas de réfléchir.