La plupart des Terriens étaient, à des degrés divers, imprégnés de civilisation médiévale. En fait, rien n’était plus facile que de rester fidèle à ce genre d’idée, si l’on se bornait à considérer la Terre comme le seul et unique monde, et non pas comme un monde perdu au milieu de cinquante autres – et le plus mal loti d’ailleurs…
Tout à coup, Baley tourna vivement la tête vers la droite, en entendant une femme pousser un cri perçant. Elle avait laissé tomber son sac à main, et il aperçut, le temps d’un éclair, le petit objet rouge qui se détachait sur le fond gris du tapis roulant. Sans doute un voyageur pressé, quittant l’express, avait-il dû l’accrocher au passage et le faire tomber sur le tapis décélérateur : toujours est-il que la propriétaire du sac filait à toute vitesse loin de son bien.
Baley fit une petite grimace du coin de sa bouche. Si la femme avait eu assez de présence d’esprit, elle aurait dû passer tout de suite sur le tapis décélérateur le plus lent de tous, et elle aurait pu retrouver son sac, à la condition que d’autres voyageurs ne s’en soient pas emparés ou ne l’aient pas envoyé rouler dans une autre direction. De toute manière, il ne saurait jamais ce qu’elle avait décidé de faire déjà l’endroit où s’était produit l’incident disparaissait dans le lointain. Il y avait d’ailleurs de fortes chances pour qu’elle n’eût pas bougé. Les statistiques prouvaient qu’en moyenne toutes les trois minutes quelqu’un laissait tomber, en un point quelconque de la voie, un objet qu’il ne retrouvait pas. C’est pourquoi le bureau des objets trouvés était une entreprise considérable : il ne représentait, en fait, qu’une des nombreuses complications de la vie moderne.
Et Baley ne put s’empêcher de s’avouer qu’au temps jadis la vie était plus simple. Tout était moins compliqué ; et c’était pour cela que beaucoup de gens préconisaient le retour aux mœurs des temps médiévaux. On les appelait des médiévalistes. Le Médiévalisme se présentait sous différents aspects ; pour un être dépourvu d’imagination, comme Julius Enderby, cela signifiait la conservation d’usages archaïques, tels que des lunettes et des fenêtres ; pour Baley cela se résumait à des études historiques, et tout particulièrement à celles ayant pour objet l’évolution des coutumes populaires.
Il se laissa aller à méditer sur la ville, cette cité de New York où il vivait et où il avait trouvé sa raison d’être. Elle était la plus importante de toutes les villes d’Amérique, à l’exception de Los Angeles, et sa population n’était dépassée, sur la Terre, que par celle de Shanghaï. Or, elle n’avait pas trois cents ans d’âge.
Bien entendu, il y avait eu, autrefois, sur ce même territoire géographiquement délimité, une agglomération urbaine que l’on appelait New York City. Ce rassemblement primitif de population avait existé pendant trois mille, et non pas trois cents ans. Mais, en ces temps-là, on ne pouvait appeler cela une VILLE.
Il n’y avait pas alors de villes au sens moderne du terme. On trouvait, éparpillées sur la Terre par milliers, des agglomérations, d’importance plus ou moins grande, à ciel ouvert, et ressemblant un peu aux dômes spaciens, mais très différentes de ceux-ci tout de même. Ces agglomérations-là ne comprenaient que rarement un million d’habitants, et la plus importante de toutes atteignait à peine dix millions. Du point de vue de la civilisation moderne, elles avaient été incapables de faire efficacement face aux problèmes économiques nés de leur développement.
Or, l’accroissement constant de leur population avait obligé les Terriens à rechercher une organisation réellement efficace. Tant que cette population n’avait pas dépassé le chiffre de deux, puis trois, même cinq milliards d’habitants, la planète avait réussi à la faire vivre en abaissant progressivement le standard de vie de chacun. Mais quand elle atteignit huit milliards, il devint clair qu’une demi-famine la menaçait inévitablement. Dès lors, il fallut envisager des changements radicaux dans les principes fondamentaux de la civilisation moderne, et cela d’autant plus que les Mondes Extérieurs (qui, mille ans plus tôt, n’avaient été que de simples colonies de la Terre) devenaient d’année en année plus hostiles à toute immigration de Terriens sur leurs territoires.
On aboutit ainsi à la formation progressive des grandes villes. Pour que celles-ci fussent efficacement organisées, elles devaient être très grandes. On l’avait déjà compris d’ailleurs, à l’époque médiévale, mais d’une façon confuse. Les petites entreprises et l’artisanat local cédèrent la place à de grosses fabriques, et celles-ci finirent par se grouper en industries continentales.
La notion d’efficacité et de rendement ne pouvait être mieux illustrée que par la comparaison de cent mille familles vivant dans cent mille diverses maisons, avec cent mille familles occupant un bloc prévu à cet effet dans une cité moderne ; au lieu d’une collection de livres filmés pour chaque famille, dans chaque maison, on créait dans le bloc une cinémathèque accessible à tous ; de même pour la télévision et la radio. Poussant plus avant la concentration des moyens, on avait mis un terme à la folle multiplication des cuisines et des salles de bains, pour les remplacer par des restaurants et des salles de douches communautaires à grand rendement.
Ce fut ainsi que, petit à petit, les villages, les bourgs, et les petites villes du temps jadis disparurent, absorbés par les grandes cités modernes. Les premières conséquences de la guerre atomique ne firent que ralentir un peu cette concentration. Mais dès qu’on eut trouvé les méthodes de construction capables de résister aux effets des bombes atomiques, l’édification des grandes villes s’accéléra.
Cette nouvelle civilisation urbaine permit d’obtenir une répartition optimum de la nourriture, et entraîna l’utilisation croissante de levures et d’aliments hydroponiques. La ville de New York s’étendit sur un territoire de trois mille kilomètres carrés, et le dernier recensement faisait ressortir sa population à plus de vingt millions. La Terre comprenait environ huit cents villes semblables, dont la population moyenne était de dix millions.
Chacune de ces villes devint un ensemble quasi autonome qui parvint à se suffire à peu près à lui-même sur le plan économique. Et toutes se couvrirent de toits hermétiques, s’entourèrent de murs infranchissables, et se tapirent dans les profondeurs du sol. Chacune devint une cave d’acier, une formidable caverne aux innombrables compartiments de béton et de métal.
La cité ainsi conçue était scientifiquement édifiée. L’énorme complexe des organes administratifs en occupait le centre. Puis venaient, tout autour, les vastes secteurs résidentiels soigneusement orientés les uns par rapport aux autres, et reliés par tous les tapis roulants, conduisant eux-mêmes à l’express. Dans la périphérie se trouvaient les fabriques de toutes espèces, les installations productrices d’aliments à base d’hydroponiques et de levures, et les centrales d’énergie. Et, au milieu de tout cet enchevêtrement, serpentait un prodigieux réseau de conduites d’eau, d’égouts, de lignes de transport de force, et de voies de communications qui desservaient une quantité d’écoles, de prisons et de magasins.
On n’en pouvait douter : la Cité moderne représentait le chef-d’œuvre accompli par l’homme pour s’adapter au milieu dans lequel il lui fallait vivre et dont il devait se rendre maître. Il n’était plus question de voyager dans l’espace, ni de coloniser les cinquante Mondes Extérieurs, qui jouissaient maintenant d’une indépendance jalousement défendue, mais uniquement de vivre dans la Cité.
On ne trouvait pratiquement plus un Terrien vivant en dehors de ces immenses villes. Car, dehors, c’était le désert à ciel ouvert, ce ciel que peu d’hommes pouvaient désormais contempler avec sérénité. Certes, toute cette étendue de territoires sauvages était nécessaire aux Terriens, car elle contenait l’eau dont ils ne pouvaient se passer, le charbon et le bois, dernières matières premières d’où l’on tirait les matières plastiques, et cette levure dont le besoin ne cessait jamais de croître. (Les sources de pétrole étaient depuis longtemps taries, mais certaines levures riches en huile le remplaçaient fort bien.) Les régions comprises entre les villes contenaient encore de nombreux minerais, et on en exploitait le sol, plus intensément que la plupart des citadins ne le savaient, pour la culture et l’élevage. Le rendement en était médiocre, mais la viande de bœuf ou de porc et les céréales se vendaient toujours comme denrées de luxe et servaient aux exportations.