— Qu’est-ce qui vous a retardé ? demanda-t-il.
— J’ai eu du mal à atteindre le commissaire Enderby, Elijah, et, en fait, il se trouvait encore dans son bureau.
— Comment ? fit Baley. A cette heure-ci ? Et pourquoi donc ?
— Il semble, répondit le robot, qu’il y ait en ce moment une certaine perturbation dans tous les services, car on a trouvé un cadavre dans la préfecture.
— Quoi ? Dieu du Ciel ! De qui s’agit-il ?
— Du garçon de courses, R. Sammy !
Baley resta un moment bouche bée, puis d’une voix indignée, il répliqua :
— Vous avez parlé d’un cadavre, si je ne me trompe ?
R. Daneel, d’une voix douce, sembla s’excuser.
— Si vous le préférez, je dirai que c’est un robot dont le cerveau est complètement désactivé.
A ces mots, Clousarr se mit à rire bruyamment, et Baley, se tournant vers lui, lui ordonna brutalement :
— Je vous prie de vous taire, vous m’avez compris ?
Il sortit ostensiblement son arme de son étui, et Clousarr ne dit plus un mot.
— Bon, reprit Baley. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a des fusibles qui ont dû sauter, voilà tout ! Et après ?…
— Le commissaire principal ne m’a pas donné de précisions, Elijah. Mais s’il ne m’a rien dit de positif, j’ai tout de même l’impression qu’il croit que R. Sammy a été désactivé par une main criminelle. Ou encore, acheva-t-il, tandis que Baley silencieux réfléchissait, si vous préférez ce mot-là, il croit que R. Sammy a été assassiné…
16
Recherche d’un mobile
Baley rengaina son arme, mais, gardant ostensiblement la main sur la crosse, il ordonna à Clousarr :
— Marchez devant nous ! Direction : Sortie B – 17e Rue !
— Je n’ai pas dîné, grommela l’homme.
— Tant pis pour vous ! Vous n’aviez qu’à ne pas renverser le plateau !
— J’ai le droit de manger, tout de même !
— Vous mangerez en prison, et, au pis-aller, vous sauterez un repas ! Vous n’en mourrez pas ! Allons, en route !
Ils traversèrent tous trois en silence l’énorme usine. Baley sur les talons du prisonnier, et R. Daneel fermant la marche. Parvenus au contrôle de la porte, Baley et R. Daneel se firent reconnaitre, tandis que Clousarr signalait qu’il devait s’absenter, et donnait des instructions pour que l’on fît nettoyer la salle des balances. Ils sortirent alors et s’approchèrent de la voiture. Au moment d’y monter, Clousarr dit brusquement à Baley :
— Un instant, voulez-vous ?
Se retournant brusquement, il s’avança vers R. Daneel, et, avant que Baley eût pu l’en empêcher, il gifla à toute volée la joue du robot. Baley, d’un bond, lui saisit le bras et s’écria :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ?
— Non, non, fit l’autre sans se débattre sous la poigne du détective. C’est parfait. Je voulais simplement faire une expérience.
R. Daneel avait tenté d’esquiver le coup, mais sans y réussir complètement. Sa joue ne portait cependant aucune trace de rougeur. Il regarda calmement son agresseur et lui dit :
— Ce que vous venez de faire était dangereux, Francis. Si je n’avais pas reculé très vite, vous auriez pu vous abîmer la main. Quoi qu’il en soit, si vous vous êtes blessé, je regrette d’en avoir été la cause.
Clousarr répliqua par un gros rire.
— Allons, montez, Clousarr ! ordonna Baley. Et vous aussi, Daneel ! Tous les deux sur le siège arrière. Et veillez à ce qu’il ne bouge pas, Daneel ! Même si vous lui cassez le bras, ça m’est égal. C’est un ordre !
— Et la Première Loi, qu’est-ce que vous en faites ? dit Clousarr en ricanant.
— Je suis convaincu que Daneel est assez fort et assez vif pour vous arrêter sans vous faire de mal. Mais vous mériteriez qu’on vous casse un ou deux bras : ça vous apprendrait à vous tenir tranquille !
Baley se mit au volant, et sa voiture prit en peu de temps de la vitesse. Le vent sifflait dans ses cheveux et dans ceux de Clousarr, mais la chevelure calamistrée de R. Daneel ne subit aucune perturbation. Le robot, toujours impassible, demanda alors à son voisin :
— Dites-moi, monsieur Clousarr, est-ce que vous haïssez les robots par crainte qu’ils ne vous privent de votre emploi ?
Baley ne pouvait se retourner pour voir l’attitude de Clousarr, mais il était fermement convaincu que celui-ci devait se tenir aussi à l’écart que possible du robot, et que son regard devait exprimer une indicible aversion.
— Pas seulement de mon emploi ! répliqua Clousarr. Ils priveront de travail mes enfants, et tous les enfants qui naissent actuellement.
— Mais voyons, reprit R. Daneel, il doit sûrement y avoir un moyen d’arranger les choses ! Par exemple, vos enfants pourraient recevoir une formation spéciale en vue d’émigrer sur d’autres planètes.
— Ah ! vous aussi ? coupa le prisonnier. L’inspecteur m’en a déjà parlé. Il m’a l’air d’être rudement bien dressé par les robots, l’inspecteur ! Après tout, c’est peut-être un robot, lui aussi ?
— Ca suffit, Clousarr ! cria Baley.
— Une école spéciale d’émigration, reprit Daneel, donnerait aux jeunes un avenir assuré, le moyen de s’élever rapidement dans la hiérarchie, et elle leur offrirait un grand choix de carrières. Si vous avez le souci de faire réussir vos enfants, vous devriez sans aucun doute réfléchir à cela.
— Jamais je n’accepterai quoi que ce soit d’un robot, d’un Spacien, ni d’aucun des chacals qui travaillent pour vous autres dans notre gouvernement ! riposta Clousarr.
L’entretien en resta là. Tout autour d’eux s’appesantit le lourd silence de l’autoroute, que troublèrent seuls le ronronnement du moteur et le crissement des pneus sur le bitume.
Dès qu’ils furent arrivés à la préfecture de police, Baley signa un ordre d’incarcération provisoire concernant Clousarr, et il remit le prévenu entre les mains des gardiens de la prison ; puis il prit avec Daneel la motospirale menant aux bureaux. R. Daneel ne manifesta aucune surprise de ce qu’ils n’eussent pas pris l’ascenseur. Et Baley trouva normale cette acceptation passive du robot, à laquelle il s’habituait petit à petit ; il tendait en effet, et de plus en plus, à utiliser, quand il en avait besoin, les dons remarquables de son coéquipier, tout en le laissant étranger à l’élaboration de ses propres plans. En l’occurrence, l’ascenseur était évidemment le moyen logique le plus rapide de relier le quartier cellulaire de la prison aux services de la police. Le long tapis roulant de la motospirale, qui grimpait dans l’immeuble, n’était généralement utilisé que pour monter un ou deux étages. Les gens ne cessaient de s’y engager et d’en sortir un instant plus tard. Seuls, Baley et Daneel y demeurèrent, continuant leur lente et régulière ascension vers les étages supérieurs.
Baley avait en effet éprouvé le besoin de disposer d’un peu de temps. Si peu que ce fût – quelques minutes au maximum – il désirait ce court répit, avant de se retrouver violemment engagé dans la nouvelle phase de son enquête, ce qui n’allait pas manquer de se produire dès qu’il arriverait à son bureau. Il lui fallait réfléchir et décider de ce qu’il allait faire. Si lente que fût la marche de la motospirale, elle fut encore trop rapide à son gré.
— Vous ne me paraissez pas vouloir interroger Clousarr maintenant, Elijah ? dit R. Daneel.
— Il peut attendre ! répliqua Baley nerveusement. Je veux d’abord voir ce qu’est l’affaire R. Sammy. A mon avis, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même plutôt qu’au robot, les deux affaires sont liées.