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— Eh bien, vous avez réussi à me persuader : ça, je vous l’accorde !

— Oui, sous l’influence d’une certaine drogue…

Baley, bouche bée, lâcha sa pipe qu’il rattrapa au vol. Il revécut la scène de Spacetown, et son long retour à la conscience après s’être trouvé mal en découvrant que R. Daneel était bien un robot : celui-ci lui pinçait le bras et lui faisait une piqûre…

— Qu’est-ce qu’il y avait dans la seringue ? balbutia-t-il.

— Rien de nocif, soyez-en sûr, Elijah ! Ce n’était qu’une drogue inoffensive, simplement destinée à vous rendre plus compréhensif.

— De cette façon, j’étais obligé de croire tout ce qu’on me racontait, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait. Vous n’auriez rien cru qui fût en contradiction avec ce qui, déjà, constituait la base de votre pensée secrète. En réalité, les résultats de l’opération ont été décevants. Le Dr Fastolfe avait espéré que vous épouseriez fanatiquement ses théories. Au lieu de cela, vous les avez approuvées avec une certaine réserve. Votre réalisme naturel s’opposait à toute spéculation hasardeuse. Alors nous nous sommes rendu compte que notre seul espoir de succès, c’était de convaincre des natures romanesques ; malheureusement, tous les rêveurs sont des Médiévalistes, soit réels, soit en puissance.

Baley ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment de fierté à la pensée que, grâce à son obstination, il les avait déçus : cela lui fit un intense plaisir. Après tout, ils n’avaient qu’à faire leurs expériences sur d’autres gens ! Et il répliqua, durement :

— Alors maintenant, vous laissez tout tomber, et vous rentrez chez vous ?

— Comment cela ? Mais pas du tout ! Je viens de vous dire, tout à l’heure, que nous étions maintenant convaincus que la Terre se décidera à coloniser de nouveau. Et c’est vous qui nous avez donné cette assurance.

— Moi ?… Je voudrais bien savoir comment, par exemple !

— Vous avez parlé à Francis Clousarr des bienfaits de la colonisation. J’ai l’impression que vous vous êtes exprimé avec beaucoup d’ardeur ! Cela, c’était déjà un bon résultat de notre expérience. Mais, bien plus, les réactions de Clousarr, déterminées par cérébroanalyse, ont nettement évolué ; le changement a été sans doute assez subtil à déceler, mais il fut incontestable.

— Vous prétendez que je l’ai convaincu de la justesse de mes vues ? Cela, je n’y crois pas.

— Non. On ne convainc pas si facilement les gens ; mais les changements révélés par la cérébroanalyse ont démontré, de façon pertinente, que l’esprit médiévaliste demeure ouvert à ce genre de persuasion. J’ai moi-même poussé plus loin les choses. En quittant l’usine de levure, j’ai deviné, en constatant les modifications survenues dans les réactions cérébrales de Clousarr, ce qui s’était passé entre vous. Alors, j’ai fait allusion à la création d’écoles spéciales, préparant les jeunes à des émigrations futures, et préconisé la colonisation comme le meilleur moyen d’assurer l’avenir de ses enfants. Il a repoussé cette idée, mais, de nouveau, son aura s’est modifiée. Dès lors, il m’a paru parfaitement évident que c’était sur ce plan-là que l’on avait le plus de chances de s’attaquer avec succès aux préjugés dont souffrent vos compatriotes.

R. Daneel s’arrêta un instant, puis il reprit :

— Ce que l’on appelle le Médiévalisme est une tournure d’esprit qui n’exclut pas le goût d’entreprendre. Cette faculté de redevenir des pionniers qu’ont les Médiévalistes, c’est, bien entendu, à la Terre de décider dans quelle voie il faut l’utiliser et la développer. Elle tend actuellement à se tourner vers la Terre elle-même, qui est toute proche, et riche d’un passé prestigieux. Mais la vision des Mondes Extérieurs n’est pas moins fascinante, pour tout esprit aventureux, et Clousarr en a incontestablement subi l’attrait, après vous avoir entendu lui exposer les principes d’une nouvelle expansion.

« Il en résulte que nous, les Spaciens, nous avons d’ores et déjà atteint le but que nous nous étions fixés, et sans même nous en rendre compte. Or, c’est nous-mêmes, bien plus que toute idée nouvelle que nous tentions de vous faire accepter, qui avons représenté le principal obstacle au succès de notre entreprise. Nous avons poussé tous ceux qui, sur Terre, se montraient épris d’aventures, à tourner au Médiévalisme, et à s’organiser en un mouvement cristallisant leurs aspirations les plus ardentes. Après tout, c’est le Médiévaliste qui cherche à s’affranchir de coutumes qui paralysent actuellement son développement ; alors que les hauts fonctionnaires des Cités ont tout à gagner au maintien du statu quo. Maintenant, il faut que nous quittions Spacetown, et que nous cessions d’irriter les Médiévalistes par notre continuelle présence, sans quoi ils se voueront irrémédiablement à la Terre, et à la Terre seule. Il faut que nous laissions derrière nous quelques-uns de nos compatriotes et quelques robots comme moi ; et avec le concours de Terriens compréhensifs, comme vous, nous jetterons les bases d’écoles de colonisation comme celles dont j’ai parlé à Clousarr. Alors, peut-être, les Médiévalistes consentiront-ils à regarder ailleurs que vers la Terre. Ils auront automatiquement besoin de robots, et nous les leur procurerons, à moins qu’ils ne réussissent à en construire eux-mêmes. Et petit à petit, ils se convaincront de la nécessité de créer une culture et une société nouvelles, celles que je vous ai désignées sous le symbole C/Fe, parce que c’est cela qui leur conviendra le mieux.

R. Daneel avait parlé longtemps, tout d’une traite, et, s’en rendant compte, il ajouta en manière d’excuse :

— Si je vous ai dit tout cela, c’est pour vous expliquer pourquoi j’ai été, hélas ! obligé de faire quelque chose qui peut vous causer personnellement du tort.

« Evidemment ! songea Baley, non sans amertume. Un robot ne doit faire aucun tort à un homme, à moins qu’il trouve un moyen de prouver qu’en fin de compte le tort qu’il aura causé profite à l’humanité en général ! »

— Un instant, je vous prie ! ajouta-t-il, tout haut cette fois. Je voudrais revenir à des questions pratiques. Vous allez donc rentrer chez vous ; mais vous y annoncerez qu’un Terrien a tué un Spacien, et n’a été ni découvert ni par conséquent puni. Les Mondes Extérieurs exigeront aussitôt de nous une indemnité ; mais je tiens à vous avertir, Daneel, que la Terre n’est plus disposée à se faire traiter ainsi, et qu’il y aura de la bagarre.

— Je suis certain qu’il ne se passera rien de tel, Elijah. Ceux d’entre nous qui préconiseraient le plus une indemnité de ce genre sont ceux-là mêmes qui réclament le plus ardemment la fin de l’expérience entreprise à Spacetown. Il nous sera donc facile de leur présenter cette dernière décision comme une compensation, s’ils consentent à ne plus exiger de vous d’indemnité. C’est, en tout cas, ce que nous avons l’intention de faire : nous voulons qu’on laisse les Terriens tranquilles.

— Tout cela est bien joli, rétorqua Baley, dont le désespoir était si violent que sa voix en devint rauque. Mais qu’est-ce que je vais devenir, moi, là-dedans ? Si telle est la volonté de Spacetown, le commissaire principal laissera tomber l’affaire Sarton sur-le-champ. Mais l’affaire R. Sammy, elle, continuera à suivre son cours, attendu qu’elle implique nécessairement la culpabilité d’au moins un membre de l’Administration… A tout moment, je m’attends maintenant à voir Enderby se dresser devant moi, avec un écrasant faisceau de preuves qui m’accableront. Je le sens. J’en suis sûr. C’est un coup bien monté, Daneel ! Je serai déclassé ! Et quand à Jessie, elle sera trainée dans la boue comme une criminelle ! Et Dieu sait ce qu’il adviendra de mon fils !…