— Ne croyez pas, Elijah, que je ne me rende pas compte de ce qu’est actuellement votre douloureuse position. Mais quand c’est l’intérêt même de l’humanité qui est en jeu, il faut admettre les torts inévitables que certains êtres subissent. Le Dr Sarton a laissé une veuve, deux enfants, des parents, une sœur, beaucoup d’amis. Tous le pleurent et sont indignés à la pensée que son meurtrier n’a été ni trouvé ni châtié.
— Alors, pourquoi ne pas rester ici, Daneel, et le découvrir ?
— Maintenant, ce n’est plus nécessaire.
— Allons donc ! dit amèrement Baley. Vous feriez mieux de reconnaitre franchement que toute cette enquête n’a été qu’un prétexte pour nous étudier plus facilement, plus librement. En fait, vous ne vous êtes pas le moins du monde soucié de démasquer l’assassin.
— Nous aurions aimé savoir qui a commis ce crime, répondit calmement R. Daneel ; mais il ne nous est jamais arrivé de nous demander si l’intérêt d’un homme ou d’une famille primait l’intérêt général, Elijah. Pour nous, poursuivre l’enquête serait risquer de compromettre une situation qui nous parait satisfaisante : nul ne peut prévoir la gravité des conséquences et des dommages qui en résulteraient.
— Vous estimez donc que le coupable pourrait être une haute personnalité médiévaliste, et que désormais les Spaciens ne veulent rien faire qui risque de dresser contre eux des gens en qui ils voient déjà leurs futurs amis ?
— Je ne me serais pas exprimé tout à fait comme vous, Elijah, mais il y a du vrai dans ce que vous venez de dire.
— Et votre amour de la justice, Daneel, vos circuits spéciaux, qu’est-ce que vous en faites ? Vous trouvez qu’elle est conforme à la justice, votre attitude ?
— Il y a divers plans dans le domaine de la justice, Elijah. Si, pour l’instaurer sur le plan le plus élevé, on constate qu’il est impossible de résoudre équitablement certains cas particuliers, à l’échelon inférieur, il faut sacrifier ceux-ci à l’intérêt général.
Dans cette controverse, Baley eut l’impression d’user de toute son intelligence pour assiéger l’inexpugnable logique du cerveau positronique de R. Daneel. Parviendrait-il à y découvrir une fissure, un point faible ? Son sort en dépendait. Il répliqua :
— Ne ressentez-vous, vous-même, aucune curiosité personnelle, Daneel ? Vous vous êtes présenté à moi comme un détective. Savez-vous ce que ce terme implique ? Ne comprenez-vous pas que, dans une enquête, il y a plus que l’accomplissement d’une tâche professionnelle ? C’est un défi que l’on a entrepris de relever. Votre cerveau se mesure à celui du criminel, dans une lutte sans merci. C’est un combat entre deux intelligences. Comment donc abandonner la lutte et se reconnaitre battu ?
— Il ne faut certainement pas la continuer, déclara le robot, si son issue ne peut rien engendrer d’avantageux.
— Mais, dans ce cas, n’éprouverez-vous pas le sentiment que vous avez perdu quelque chose ? Ne vous restera-t-il aucun regret d’ignorer ce que vous avez tant cherché à découvrir ? Ne vous sentirez-vous pas insatisfait, mécontent de ce que votre curiosité ait été frustrée ?
Tout en parlant, Baley, qui ne comptait qu’à peine, dès le début, convaincre son interlocuteur, sentit faiblir même cette vague lueur d’espérance. Pour la seconde fois, il avait usé du mot curiosité, et ce mot lui rappela ce qu’il avait dit, quatre heures auparavant, à Francis Clousarr. Il avait eu alors la confirmation saisissante des qualités qui différencieront toujours l’homme de la machine. La curiosité était l’une d’elles ; il fallait qu’elle le fût. Un petit chaton de six semaines est curieux, mais comment une machine pourrait-elle jamais éprouver de la curiosité, si humanoïde qu’elle soit ?…
Comme s’il faisait écho à ces réflexions, R. Daneel lui demanda :
— Qu’entendez-vous par curiosité ?
Baley chercha la définition la plus flatteuse possible :
— Nous appelons curiosité, finit-il par répondre, le désir que nous éprouvons d’accroitre notre savoir.
— Je suis animé, moi aussi, d’un tel désir, dit le robot, quand l’accomplissement d’une tâche que l’on m’a confiée exige que j’accroisse mes connaissances dans certains domaines.
— Ah oui ! fit Baley, non sans ironie, Ainsi, par exemple, vous m’avez posé des questions au sujet des verres correcteurs de mon fils Bentley : c’était pour mieux connaitre les coutumes des Terriens, n’est-ce pas ?
— Exactement, répliqua R. Daneel, sans relever l’ironie de la remarque. Mais un accroissement du savoir, sans but déterminé – ce qui, je crois, correspond au mot curiosité, tel que vous l’avez employé – est à mon sens quelque chose d’improductif. Or, j’ai été conçu et construit pour éviter tout ce qui est improductif.
Ce fut ainsi que, tout à coup, Elijah Baley eut la révélation de la « phrase » qu’il cherchait, qu’il attendait depuis des heures ; et, en un instant, l’épais brouillard dans lequel il se débattait se dissipa, faisant place à une vive et lumineuse transparence. Tandis que R. Daneel continuait à parler, les lèvres du détective s’entrouvrirent et il resta un long moment bouche bée.
Certes, sa pensée ne saisissait pas encore dans son ensemble toute la vérité. Elle se révéla à lui plus subtilement que cela. Quelque part, au plus profond de son subconscient, une thèse s’était édifiée ; il l’avait élaborée avec soin, dans les moindres détails ; mais, à un moment donné, il s’était trouvé stoppé par un illogisme. Cet illogisme-là, on ne pouvait ni sauter par-dessus, ni le fouler aux pieds, ni l’écarter d’un geste : tant qu’il n’aurait pas réussi à en supprimer les causes, Baley savait que sa thèse demeurerait enfouie dans les ténèbres de sa pensée, et qu’il lui serait impossible de lui donner pour bases des preuves péremptoires.
Mais la phrase révélatrice avait enfin été dite, l’illogisme s’était dissipé, et sa thèse tenait maintenant debout : tout s’expliquait.
La soudaine clarté qui semblait avoir jailli dans son cerveau stimula puissamment Baley. Tout d’abord, il savait désormais quel était exactement le point faible de R. Daneel et de toute machine. Plein d’un fiévreux espoir, il songea :
« Il n’y a pas de doute ! Le cerveau positronique doit être tellement positif qu’il prend tout ce qu’on lui dit à la lettre !… »
Après avoir longuement réfléchi, il dit au robot :
— Ainsi donc, à dater d’aujourd’hui, Spacetown considère comme close l’expérience à laquelle sa création avait donné naissance, et, du même coup, l’affaire Sarton est enterrée ? C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Telle est en effet la décision prise par les Spaciens, Elijah, répondit tranquillement R. Daneel.
— Voyons ! dit Baley en consultant sa montre. Il est 22 h 30. La journée n’est pas finie, et il reste encore une heure et demie avant que minuit sonne !
R. Daneel ne répondit rien et parut réfléchir.
— Donc, reprit Baley, s’exprimant cette fois rapidement, jusqu’à minuit, il n’y a rien de changé, ni aux plans de Spacetown ni à l’enquête qu’on nous a confiée, et vous continuez à la mener avec moi, Daneel, en pleine association !
Plus il parlait, plus sa hâte l’incita à user d’un langage presque télégraphique.
— Reprenons donc l’enquête ! Laissez-moi travailler. Ca ne fera aucun mal aux Spaciens ! Au contraire, ça leur fera beaucoup de bien. Parole d’honneur ! Si vous estimez que je leur cause le moindre tort, vous m’arrêterez. Je n’en ai pas pour longtemps, d’ailleurs : une heure et demie ! Ce n’est pas grand-chose !