18
Fin d’une enquête
Les Yeux du commissaire principal se bridèrent, et il lança à Baley un regard venimeux.
— Qu’est-ce que vous allez faire, Lije ? Hier matin, dans la demeure de Fastolfe, vous avez déjà essayé un coup du même genre. Ne recommencez pas, je vous prie !
— D’accord, fit Baley. Je me suis trompé la première fois !
Et dans sa rage, il songea :
« La seconde fois, aussi, je me suis trompé ! Mais pas cette fois-ci ! Ah ! non, pas ce coup-ci ! »
Mais ce n’était pas le moment de s’appesantir sur le passé, et il reprit aussitôt :
— Vous allez juger par vous-même, monsieur le commissaire ! Admettez que les charges relevées contre moi aient été montées de toutes pièces. Pénétrez-vous comme moi de cette conviction, et voyez un peu où cela va nous mener ! Demandez-vous alors qui a bien pu monter un coup pareil. De toute évidence, ce ne peut être que quelqu’un ayant su que, hier soir, j’ai traversé la centrale de Williamsburg.
— D’accord. De qui donc peut-il s’agir ?
— Quand j’ai quitté le restaurant, j’ai été suivi par un groupe de Médiévalistes. Je les ai semés, ou du moins je l’ai cru, mais évidemment l’un d’entre eux m’a vu pénétrer dans la centrale. Mon seul but, en agissant ainsi – vous devez bien le comprendre – était de leur faire perdre ma trace.
Enderby réfléchit un instant, puis demanda :
— Clousarr ? Etait-il dans ce groupe ?
Baley fit un signe de tête affirmatif.
— Bon, nous l’interrogerons. S’il y a quoi que ce soit à tirer de lui, nous le lui arracherons. Que puis-je faire de plus, Lije ?
— Attendez, maintenant. Ne me bousculez pas. Ne voyez-vous pas ou je veux en venir ?
— Eh bien, si j’essayais de vous le dire ? répliqua Enderby en joignant les mains. Clousarr vous a vu entrer dans la centrale de Williamsburg, ou bien c’est un de ses complices qui, vous ayant repéré, lui aura communiqué le renseignement. Il a aussitôt décidé d’utiliser ce fait pour vous attirer des ennuis, et pour vous obliger à abandonner la direction de l’enquête. Est-ce là ce que vous pensez ?
— C’est presque cela.
— Parfait ! fit le commissaire, qui parut s’intéresser davantage à l’affaire. Il savait que votre femme faisait partie du mouvement, bien entendu, et il était convaincu que vous n’accepteriez pas que l’on fouillât dans votre vie privée, pour y trouver des charges contre vous. Il aura pensé que vous donneriez votre démission plutôt que de tenter de vous justifier. A ce propos, Lije, que diriez-vous de démissionner ? Je veux dire que, si ça tourne vraiment mal, nous pourrions, de cette façon, étouffer l’affaire !
— Pas pour tout l’or du monde, monsieur le commissaire !
— Comme vous voudrez ! dit Enderby en haussant les épaules. Où en étais-je ? Ah, oui ! Eh bien, Clousarr se sera procuré sans doute un vaporisateur, par l’intermédiaire d’un autre membre du mouvement travaillant à la centrale, et il aura chargé un second complice de détruire R. Sammy.
Il tambourina légèrement de ses doigts sur sa table.
— Non, Lije ! reprit-il. Elle ne vaut rien, votre thèse.
— Et pourquoi donc ?
— Trop tirée par les cheveux ! Trop de complices ! De plus, Clousarr a un alibi à toute épreuve, pour la nuit et le matin du meurtre du Dr Sarton. Nous avons vérifié cela tout de suite, et j’étais évidemment le seul à connaitre la raison pour laquelle cette heure-là méritait un contrôle particulier.
— Je n’ai jamais accusé Clousarr, monsieur le Commissaire. C’est vous qui l’avez nommé. A mon avis, ce pouvait être n’importe quel membre du mouvement médiévaliste. Clousarr n’est rien de plus qu’un visage reconnu par hasard par Daneel. Je ne pense même pas qu’il joue un rôle important dans le mouvement. Cependant, il y a quelque chose d’étrange à son sujet.
— Quoi donc ? demanda Enderby d’un air soupçonneux.
— Il savait que Jessie avait adhéré au mouvement : pensez-vous qu’il connaisse tous les adhérents ?
— Je n’en sais rien, moi ! Ce que je sais, c’est qu’il connaissait Jessie. Peut-être la considérait-on dans ce milieu comme une personne importante, parce qu’elle était mariée à un détective. Et peut-être l’a-t-il remarquée à cause de cela ?
— Et vous dites que, tout de go, il vous a informé que Jézabel Baley était membre du mouvement ? Il vous a déclaré ça tout de suite : Jézabel Baley ?
— Eh bien, oui ! répéta Enderby. Je viens de vous dire que je l’ai entendu de mes propres oreilles.
— C’est justement cela que je trouve bizarre, monsieur le commissaire. Car Jessie ne s’est plus servie de son prénom depuis la naissance de Bentley. Pas une seule fois ! Et je vous affirme que je sais de quoi je parle ! Quand elle a adhéré à ce mouvement médiévaliste, il y avait longtemps que personne ne l’appelait plus Jézabel : cela aussi, j’en suis sûr. Alors, comment Clousarr a-t-il pu apprendre qu’elle avait ce prénom-là ?
Le commissaire principal rougit violemment et, se hâta de répliquer :
— Oh ! s’il en est ainsi, il faut croire qu’il a dû dire Jessie. Moi, je n’y ai pas réfléchi, et, automatiquement, j’ai enregistré sa déclaration comme s’il avait appelé votre femme par son vrai prénom. Mais, en fait, maintenant que j’y réfléchis, je suis sûr qu’il a dit Jessie et non Jézabel.
— Mais jusqu’à maintenant, vous étiez formellement sûr de l’avoir entendu nommer Jézabel Baley. Je vous ai posé plusieurs fois la question.
— Dites donc, Baley ! s’écria Enderby d’une voix pointue. Vous n’allez tout de même pas prétendre que je mens ?
— Ce que je me demande maintenant, reprit Baley, c’est si, en réalité, Clousarr a fait la moindre déclaration au sujet de Jessie. Je me demande si ce n’est pas vous qui avez monté ce coup-là. Voilà vingt ans que vous connaissez Jessie, et vous êtes le seul, sans doute, à savoir qu’elle a pour prénom Jézabel.
— Vous perdez la tête, mon garçon !
— Vous croyez ? Où étiez-vous donc après déjeuner ? Vous avez été absent de votre bureau pendant au moins deux heures.
— Est-ce que vous prétendez m’interroger, par hasard ?
— Je vais-même répondre à votre place : vous étiez à la centrale d’énergie de Williamsburg !
Le commissaire principal se leva d’un bond. Son front était luisant, et, au coin de ses lèvres, il y avait de petites taches blanches, comme de l’écume séchée.
— Que diable êtes-vous en train de raconter ?
— Y étiez-vous, oui ou non ?
— Baley, vous êtes suspendu ! Rendez-moi votre insigne !
— Pas encore ! Vous m’entendrez d’abord, et jusqu’au bout !
— Il n’en est pas question. C’est vous le coupable, un coupable diabolique, même ! Et ce qui me dépasse, c’est que vous ayez assez d’audace et assez peu de dignité pour m’accuser, moi, moi entre tous, d’avoir comploté votre perte !
Son indignation était telle qu’il en perdit un instant la parole. Dès qu’il l’eut retrouvée, il balbutia :
— B… Baley, je… je vous arrête !
— Non ! répliqua l’inspecteur, très maître de lui. Pas encore, monsieur le commissaire ! Je vous préviens que mon arme est dans ma poche, braquée sur vous, et qu’elle est chargée. N’essayez pas de me prendre pour un imbécile, car je n’en suis pas un ! Je suis décidé à tout, vous m’entendez bien, à tout pour pouvoir aller jusqu’au bout de ma démonstration ! Quand j’aurai terminé, vous ferez ce que vous voudrez : peu m’importe !
Julius Enderby, les yeux hagards, regarda fixement la poche dans laquelle Baley tenait son arme braquée sur son chef.