— Ca vous coûtera cher, Baley ! finit-il par s’écrier. Vous passerez vingt ans en prison, vous m’entendez ! Vingt ans dans le plus noir des cachots de la Cité !
A ce moment, R. Daneel s’approcha vivement de l’inspecteur et il lui saisit le poignet, en lui disant calmement :
— Je ne peux pas vous laisser agir ainsi, mon cher associé. Il ne faut pas que vous fassiez du mal au commissaire principal !
Pour la première fois depuis que R. Daneel était entré dans la Cité, Enderby lui adressa directement la parole :
— Arrêtez-le, vous ! Je vous l’ordonne au nom de la Première Loi !
Mais Baley répliqua, très rapidement :
— Je n’ai aucune intention de lui faire du mal, Daneel, à condition que vous l’empêchiez de m’arrêter. Vous vous êtes engagé à m’aider à mener cette enquête jusqu’à son terme. Il nous reste quarante-cinq minutes.
R. Daneel, sans lâcher le poignet de Baley, dit alors à Enderby :
— Monsieur le commissaire principal, j’estime que Elijah a le droit de dire tout ce qu’il a découvert. En ce moment même, d’ailleurs, je suis en communication permanente avec le Dr Fastolfe…
— Quoi ? glapit Enderby. Comment cela ?
— Je suis muni d’un appareil émetteur-récepteur, répondit inexorablement le robot, et je peux vous certifier que, si vous refusez d’entendre ce que Elijah veut vous dire, cela fera une très fâcheuse impression sur le Dr Fastolfe qui nous écoute. Il pourrait en résulter de graves conséquences, croyez-moi !
Le commissaire se laissa retomber sur sa chaise, sans pouvoir articuler une seule parole. Baley en profita pour enchainer aussitôt :
— J’affirme, monsieur le commissaire, que vous vous êtes rendu aujourd’hui à la centrale de Williamsburg, que vous y avez pris un vaporisateur, et que vous l’avez remis à R. Sammy. Vous avez choisi exprès cette centrale-là pour pouvoir me rendre suspect. Mieux encore, vous avez profité du retour du Dr Gerrigel pour l’inviter à venir dans les locaux de nos services. Vous lui avez fait remettre un indicateur truqué, qui l’a conduit automatiquement, non pas à votre bureau, mais à la chambre noire, où il ne pouvait pas ne pas découvrir les restes de R. Sammy. Vous avez compté sur lui pour émettre un diagnostic immédiat et correct. Et maintenant, ajouta-t-il en remettant son arme dans son étui, si vous voulez m’arrêter, allez-y ! Mais je doute que Spacetown accepte cela comme une réponse à ce que je viens d’affirmer.
— Le mobile !… balbutia Enderby, à bout de souffle.
Ses lunettes étaient embuées de sueur, et il les ôta, ce qui, aussitôt, lui redonna un air désemparé et misérable :
— Quel aurait été le mobile d’un tel acte, si je l’avais commis ?
— Vous m’avez fourré dans un beau pétrin, pas vrai ? Et quel bâton dans les roues de l’enquête Sarton ! En plus de tout cela, R. Sammy en savait trop.
— Sur quoi, au nom du Ciel ?
— Sur la façon dont un Spacien a été assassiné, il y a cinq jours et demi. Car, monsieur le commissaire, c’est vous-même qui, à Spacetown, avez tué le Dr Sarton !
R. Daneel jugea nécessaire d’intervenir, tandis que Enderby, la tête dans ses mains, faisait des signes de dénégation et semblait positivement s’arracher les cheveux.
— Mon cher associé, dit le robot, votre théorie est insoutenable, je vous assure ! Voyons, vous savez bien que le commissaire principal n’a pas pu assassiner le Dr Sarton ! Il en est incapable !
— Alors, écoutez-moi, Daneel ! Ecoutez-moi bien ! C’est moi que Enderby a supplié de prendre en main l’enquête, moi et non pas l’un de mes supérieurs hiérarchiques. Pourquoi l’a-t-il fait ? Pour plusieurs raisons. La première, c’est que nous étions des amis d’enfance : il s’est donc dit qu’il ne me viendrait jamais à l’esprit qu’un vieux camarade de classe, devenu son chef respecté, pourrait être un criminel. Je suis connu dans le service pour ma droiture, Daneel, et il a spéculé là-dessus. En second lieu, il savait que Jessie avait adhéré à un mouvement clandestin, et il comptait en profiter pour me manœuvrer, faire échouer l’enquête ou encore me faire chanter et m’obliger à me taire, si je touchais de trop près à la solution de l’énigme. En fait, il n’avait pas vraiment peur de me voir découvrir la vérité. Dès le début de l’enquête, il a fait de son mieux pour exciter en moi une grande méfiance à votre égard, Daneel, comptant bien qu’ainsi nous agirions l’un contre l’autre, vous et moi. Il connaissait l’histoire du déclassement dont mon père a été l’objet, et il pouvait facilement deviner comment je réagirais moi-même. Voyez-vous, c’est un immense avantage, pour un meurtrier, que d’être lui-même chargé de l’enquête concernant son propre crime !…
Enderby finit par retrouver l’usage de la parole, et répliqua d’une voix sans timbre :
— Comment donc aurais-je pu être au courant de ce que faisait Jessie ?… Vous ! s’écria-t-il, dans un sursaut d’énergie, en se tournant vers le robot. Si vous êtes en communication avec Spacetown, dites-leur que tout ceci n’est qu’un mensonge ! Oui, un mensonge !…
Baley l’interrompit, d’abord d’une voix forte, puis sur un ton plus bas, mais dont le calme était empreint d’une étrange force de persuasion :
— Vous étiez certainement au courant de ce que faisait Jessie, pour la bonne raison que vous faites vous-même partie du mouvement médiévaliste, monsieur le commissaire ! Allons donc ! Vos lunettes démodées, les fenêtres de votre bureau, tout cela prouve que, par tempérament, vous êtes partisan de ces idées-là ! Mais j’ai de meilleures preuves ! Comment Jessie a-t-elle découvert que Daneel était un robot ? Sur le moment, cela m’a beaucoup troublé. Nous savons maintenant, bien sûr, que ses amis médiévalistes l’ont mise au courant, mais cela ne résout pas le problème : comment les Médiévalistes eux-mêmes ont-ils, si rapidement, su l’arrivée de R. Daneel dans la Cité ? Vous, monsieur le commissaire, vous avez esquivé la question, en prétendant que Daneel avait été reconnu au cours de l’incident du magasin de chaussures. Je n’ai jamais cru réellement à cette explication : je ne le pouvais pas. Dès ma première rencontre avec Daneel, je l’ai pris pour un homme, et j’ai une excellente vue ! Or, hier, j’ai fait venir de Washington le Dr Gerrigel. J’avais, pour cela, plusieurs raisons ; mais la principale, celle qui m’a poussé d’abord à le convoquer, c’était de voir s’il découvrirait, sans que je l’y incite spécialement, que Daneel était un robot. Eh bien, monsieur le commissaire, il ne l’a pas reconnu ! Je les ai présentés l’un à l’autre, ils se sont serré la main, et nous avons eu tous trois un long entretien ; petit à petit, j’ai amené la conversation sur les robots humanoïdes, et ce fut alors, seulement, qu’il a commencé à comprendre. Or, il s’agissait du Dr Gerrigel, le plus savant expert en Robotique que nous possédions. Auriez-vous l’audace de prétendre que quelques agitateurs médiévalistes auraient pu faire mieux que lui, et cela, dans la confusion et la tension d’un début d’émeute ? Et voudriez-vous me faire croire qu’ils auraient ainsi acquis une telle certitude, concernant Daneel, qu’ils auraient alerté tous leurs adhérents, les invitant à passer à l’action contre le robot ? Allons, monsieur le commissaire, vous voyez bien que cette thèse est insoutenable !
« Ce qui, en revanche, est évident, c’est que, dès le début, les Médiévalistes ont su exactement à quoi s’en tenir sur Daneel. L’incident du magasin de chaussures a été monté de toutes pièces, pour montrer à Daneel – et par conséquent à Spacetown – l’importance de l’aversion que les Terriens éprouvent à l’égard des robots. Ce but que l’on a ainsi cherché à atteindre, c’était de brouiller les pistes, et de détourner sur la population tout entière de New York les soupçons qui auraient pu peser sur quelques personnes. Or, si, dès le premier jour, les Médiévalistes ont été renseignés sur R. Daneel, par qui l’ont-ils été ? J’ai, à un moment donné, pensé que c’était par Daneel lui-même ; mais j’ai vite été détrompé. Le seul, l’unique Terrien qui fût au courant, c’était vous, monsieur le commissaire !