Mais Enderby en fut incapable, et il enfouit son visage dans ses mains tremblantes. A ce moment précis, Baley, qui ne tremblait guère moins, faillit faire tomber le micro-projecteur : il venait de trouver ce qu’il cherchait si ardemment.
L’image que projetait l’appareil sur le mur représentait l’entrée du bureau du Dr Sarton. La porte était ouverte ; c’était une porte à glissière, qui s’enfonçait dans le mur en coulissant sur une rainure métallique. Et là, dans la rainure métallique, là, oui là, quelque chose brillait, et l’on ne pouvait se tromper sur la nature de ce scintillement !…
— Je vais vous dire ce qui s’est passé, reprit Baley. C’est en arrivant chez le Dr Sarton que vous avez laissé tomber vos lunettes. Vous deviez être nerveux et je vous ai déjà vu dans cet état : vous ôtez alors vos lunettes et vous les essuyez. C’est ce que vous avez fait, mais, comme vos mains tremblaient, vous avez laissé tomber vos verres, et peut-être même avez-vous marché dessus. Toujours est-il qu’ils se sont cassés, et, juste à ce moment, la porte s’est ouverte, laissant paraitre une silhouette que vous avez prise pour Daneel.
« Vous avez aussitôt tiré dessus, puis ramassé en hâte les débris de vos lunettes, et pris la fuite. On a peu après trouvé le corps, et, quand vous êtes arrivé, vous avez découvert que vous aviez tué, non pas Daneel, mais le pauvre Dr Sarton qui s’était levé de grand matin. Pour son plus grand malheur, le savant avait créé Daneel à son image, et, sans vos verres, vous n’avez pas pu, dans l’état de tension extrême où vous vous trouviez, les distinguer l’un de l’autre. Quant à vous donner maintenant une preuve tangible de ce que je viens d’affirmer, la voici !
Baley manipula encore un peu son petit appareil, sous les yeux terrifiés d’Enderby, cependant que R. Daneel demeurait impassible. L’image de la porte grossit, et bientôt, il n’y eut plus, sur le mur du bureau, que la rainure métallique dans laquelle avait glissé cette porte.
— Ce scintillement dans la glissière, Daneel, par quoi est-il causé, à votre avis ?
— Par deux petits morceaux de verre, répliqua calmement le robot. Nous n’y avions attaché aucune importance.
— Il ne va plus en être de même maintenant ! Car ce sont des fragments de lentilles concaves. Vous pouvez mesurer leurs propriétés optiques, et les comparer avec celles des lunettes que Enderby porte en ce moment même ! Et ne vous avisez pas de les détruire, monsieur le commissaire !
Ce disant, il se précipita sur son chef et lui arracha ses lunettes. Un peu à court de souffle, tant il était bouleversé, il les tendit à R. Daneel, et déclara :
— Je crois que cela suffit à prouver qu’il se trouvait chez le Dr Sarton plus tôt qu’on ne le pensait, n’est-ce pas ?
— J’en suis absolument convaincu, Elijah ! répondit le robot. Et je m’aperçois maintenant que la cérébroanalyse du commissaire à laquelle j’ai procédé m’a complètement trompé. Mon cher associé, je vous félicite !
La montre de Baley marquait minuit : une nouvelle journée commençait.
Julius Enderby baissa lentement la tête et l’enfouit dans son coude replié. Les mots qu’il prononça résonnèrent dans la pièce comme des gémissements :
— Je me suis trompé ! Ce fut… une erreur ! Je n’ai jamais eu… l’intention… de le tuer !
Et soudain, il glissa de son siège et s’effondra sur le parquet où il resta sans bouger, tout recroquevillé. R. Daneel s’agenouilla auprès de lui et dit à Baley :
— Vous ne lui avez pas fait mal, j’espère, Elijah ?
— Ah, que c’est dommage ! Il n’est pas mort, n’est-ce pas ?
— Non. Seulement inconscient.
— Il va revenir à lui. Le coup a été trop dur à encaisser, j’imagine ! Mais il le fallait, Daneel. Je ne pouvais pas agir autrement. Je ne possédais aucune preuve acceptable par un tribunal ; je n’avais que mes déductions logiques. Il a donc fallu que je le harcèle sans répit, pour briser petit à petit sa résistance et faire éclater la vérité, en espérant qu’il finirait par s’effondrer. C’est ce qui s’est produit, Daneel. Vous venez de l’entendre avouer, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Bon ! Mais n’oubliez pas que je vous ai promis que le succès de cette enquête ne causerait aucun tort à Spacetown, et contribuerait au contraire à la réussite de son expérience. Par conséquent… Mais attendez un peu ! Le voilà qui revient à lui !
Le commissaire principal fit entendre une sorte de râle ; puis ouvrit péniblement les yeux, et regarda fixement ses deux interlocuteurs.
— Monsieur le commissaire ! dit alors Baley. M’entendez-vous ?
Enderby fit avec indifférence un signe de tête affirmatif.
— Parfait ! reprit Baley. Alors, voici ! Il y a quelque chose qui intéresse les Spaciens bien plus que votre mise en jugement : c’est votre collaboration à l’œuvre qu’ils ont entreprise !
— Quoi ?… Quoi ?… balbutia Enderby, dans les yeux duquel passa une lueur d’espérance.
— Vous devez être une personnalité éminente du mouvement médiévaliste new-yorkais, peut-être de toute l’organisation qu’ils ont mise sur pied d’un bout à l’autre de la planète. Eh bien, arrangez-vous pour orienter le mouvement dans le sens de nouvelles colonisations. Vous voyez dans quel esprit il s’agit de faire la propagande, n’est-ce pas ? Retour à la terre, d’accord, mais à la terre d’autres planètes, etc.
— Je… je ne comprends pas ! murmura le commissaire principal.
— C’est ce que les Spaciens se sont donné pour but, et, si Dieu le veut, c’est également le but que je me propose, depuis un petit entretien fort instructif que j’ai eu avec le Dr Fastolfe. Ils désirent plus que tout au monde atteindre cet objectif, et c’est pour y travailler qu’ils risquent constamment la mort, en venant sur la Terre et en y séjournant. Si le meurtre du Dr Sarton a pour résultat de vous obliger à orienter le Médiévalisme vers la renaissance de la colonisation galactique, les Spaciens considéreront probablement que le sacrifice de leur compatriote n’a pas été inutile. Comprenez-vous maintenant ?
— Elijah a parfaitement raison, dit alors R. Daneel. Aidez-nous, monsieur le commissaire, et nous oublierons le passé ! Je vous parle en ce moment au nom du Dr Fastolfe et de tous mes compatriotes. Bien entendu, si vous consentez à nous aider pour nous trahir ensuite, nous aurons toujours le droit de vous châtier pour votre crime. Je pense que vous comprenez également cela, et je regrette sincèrement d’être obligé de vous le préciser.
— Ainsi, je ne serai pas poursuivi ? demanda Enderby.
— Non, si vous nous aidez.
— Eh bien, c’est entendu, j’accepte ! s’écria le commissaire, les yeux pleins de larmes. Je vais le faire ! Expliquez-leur que ce fut un accident, Daneel !… Un accident !… J’ai fait ce que je croyais être quelque chose de bien, d’utile à notre peuple !…
— Si vous nous aidez vraiment, dit alors Baley, vous accomplirez réellement une bonne et belle œuvre ! La colonisation de l’espace est l’unique voie de salut pour la Terre. Vous vous en convaincrez vite, si vous y réfléchissez sans préjugé ni parti-pris. Si vous n’y parvenez pas tout seul, prenez la peine d’en parler un peu avec le Dr Fastolfe. Et maintenant, commencez donc par nous aider en étouffant l’affaire R. Sammy. Appelez ça un accident, ou tout ce que vous voudrez, mais qu’on n’en parle plus ! Et rappelez-vous ceci, monsieur le commissaire ! ajouta-t-il en se levant. Je ne suis pas le seul à connaitre la vérité ! Me supprimer entrainerait aussitôt votre perte, car tout Spacetown est au courant ! Nous nous comprenons bien, n’est-ce pas ?