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Ils se trouvaient dans la 182e Rue Est, et il ne leur restait plus que deux cents mètres à parcourir pour atteindre les ascenseurs qui desservaient d’immenses blocs de ciment et d’acier contenant d’innombrables logements, y compris le sien.

Il était sur le point de dire : « Par ici ! » quand il se heurta à un rassemblement qui se tenait devant la porte brillamment éclairée d’un magasin de détail, comme il y en avait beaucoup au rez-de-chaussée des immeubles d’habitation. Usant automatiquement du ton autoritaire propre à sa profession, il demanda :

— Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

— Du diable si je le sais ! répondit un homme, debout sur la pointe des pieds. Je suis comme vous ; j’arrive à l’instant.

— Moi, je vais vous le dire, fit un autre, fort excité. On vient de remplacer dans le magasin certains employés par ces salauds de robots. Alors je crois que les autres employés vont les démolir. Oh, là, là ! Ce, que j’aimerais leur donner un coup de main !…

Baley jeta un regard inquiet à Daneel, mais si celui-ci avait compris ou même entendu les paroles de l’homme, il ne le montra pas.

Baley fonça dans la foule, en criant :

— Laissez-moi passer ! Laissez-moi passer ! Police !

On lui fit place, et il entendit derrière lui :

— Mettez-les en morceaux ! Cassez-les comme du verre, pièce par pièce !…

Quelqu’un rit, mais Baley, lui, n’en avait aucune envie. Certes, la Cité représentait le summum des perfectionnements, au point de vue de l’organisation et du rendement. Mais elle impliquait une collaboration volontaire de ses habitants à l’œuvre commune ; elle exigeait d’eux leur acceptation d’une existence conforme à des règles strictes, et soumise à un sévère contrôle scientifique. Or, il arrivait parfois que des ressentiments longtemps contenus finissent par exploser ; Baley ne se rappelait que trop bien les émeutes de la Barrière !…

Il ne manquait évidemment pas de raisons pour motiver un soulèvement de masse contre les robots. La généralisation de leur emploi entrainerait automatiquement le déclassement d’un nombre correspondant d’hommes, ce qui signifierait pour ceux-ci la perspective du chômage, c’est-à-dire la portion congrue du strict minimum vital. Après une vie entière de travail, comment ces gens, frustrés du bénéfice de leur travail, ne verraient-ils pas dans les robots la cause de leurs maux ? Il n’était que trop normal de les voir décidés à démolir ces concurrents sans âme.

On ne pouvait pas, en effet, avoir de prise sur une formule du genre « la politique du gouvernement », ni sur un slogan tel que « le travail du robot augmente la production ». Mais on pouvait cogner sur le robot lui-même.

Le gouvernement appelait ces troubles les douleurs de l’enfantement. Il déplorait de tels faits, se déclarait désolé, mais assurait la population qu’après une indispensable période d’adaptation une nouvelle et meilleure existence commencerait pour tout le monde.

En attendant, le déclassement d’un nombre croissant d’individus avait pour cause directe l’extension du mouvement médiévaliste. Quand les gens sont malheureux et perdent tout espoir de voir venir la fin de leurs tourments, ils passent aisément de l’amertume, née de la spoliation, à la fureur vengeresse et destructrice. Il ne faut alors que quelques minutes pour transformer l’hostilité latente d’une foule en une fulgurante orgie de sang et de ruines.

Baley, parfaitement conscient de ce danger, se rua farouchement vers la porte du magasin.

3

Incident dans un magasin

Il y avait beaucoup moins de monde dans le magasin que dans la rue. Le directeur, prudent et prévoyant, avait rapidement verrouillé sa porte, empêchant ainsi les fauteurs de troubles d’entrer chez lui. Du même coup, il empêchait ceux qui avaient créé l’incident de s’en aller ; mais c’était là un inconvénient moins grave…

Baley ouvrit la porte en se servant de son passe-partout de policier. A sa vive surprise, il constata que R. Daneel était toujours sur ses talons, et qu’il remettait en poche un autre passe-partout qu’il possédait ; or, Baley dut convenir que cet objet-là était plus petit, mieux fait et plus pratique que celui en usage dans les services de la police new-yorkaise.

Le bottier vint à eux, fort agité, et leur dit d’une voix forte :

— Messieurs, c’est la Ville qui m’a imposé ces employés. Je suis absolument dans mon droit.

Trois robots se tenaient, raides comme des piquets, au fond du magasin. Six personnes étaient réunies près de la porte ; c’étaient toutes des femmes.

— Bon ! dit Baley, sèchement. Alors, qu’est-ce qui ne va pas, et pourquoi tout ce charivari ?

Une des femmes lui répondit, d’une voix de tête :

— Je suis venue ici acheter des chaussures. Pourquoi ne serais-je pas servie par un vendeur convenable ? N’ai-je donc pas l’air respectable ?

La façon extravagante dont elle était habillée, et surtout coiffée, rendait sa question superflue ; et, si rouge de colère qu’elle fût, on n’en constatait pas moins qu’elle était exagérément fardée.

— Je ne demande pas mieux que de m’occuper d’elle moi-même, répliqua le bottier, mais je ne peux pas servir toutes les clientes. Il n’y a rien à reprocher à mes hommes, monsieur l’inspecteur. Ce sont des employés de magasins dûment enregistrés ; je possède leurs spécifications graphiques et leurs bons de garantie.

— Ah, ah ! s’écria la femme en ricanant, tournée vers les autres. Non mais, écoutez-le donc ! Il les appelle ses employés ! Qu’est-ce que vous en dites ? Vous êtes fou, ma parole ! Ce ne sont pas des hommes que vous employez. Ce sont des RO-BOTS, hurla-t-elle en détachant avec soin les dernières syllabes. Et, pour le cas où vous ne le sauriez pas, je vais vous dire ce qu’ils font : ils volent aux hommes leur place. C’est pour ça que le gouvernement les protège. Ils travaillent pour rien, et à cause de ça, des familles entières sont obligées de vivre dans des baraques, et de manger de la bouillie de levure pour toute nourriture. Voilà à quoi en sont réduites les familles honorables de gens qui ont passé leur vie à travailler dur. Si c’était moi qui commandais, je vous garantis qu’il ne resterait pas un robot à New York ! On les casserait tous !

Pendant ce temps, les autres femmes parlaient toutes à la fois, et, dans la rue, la foule s’agitait de plus en plus. Baley éprouva une sensation pénible, brutale même, du fait qu’en de telles circonstances R. Daneel Olivaw se tenait tout contre lui. Il examina un instant les robots ; ils étaient de construction terrestre, et il fallait bien reconnaître qu’il s’agissait de modèles relativement peu onéreux. C’étaient des robots ordinaires, destinés à ne savoir qu’un petit nombre de choses simples, telles que les différentes catégories de chaussures, leurs prix, les tailles disponibles dans chaque modèle, les variations des stocks, etc. Tout cela, ils le savaient sans doute mieux que les humains eux-mêmes, du fait qu’ils n’avaient aucune autre préoccupation extérieure ; de même, ils étaient certainement capables d’enregistrer des commandes à livrer la semaine suivante, et de prendre les mesures d’un pied.

Individuellement, ils étaient inoffensifs, mais, groupés, ils représentaient un terrible danger.

Baley sympathisa avec la femme bien plus sincèrement qu’il ne s’en serait cru capable la veille… ou plutôt non… deux heures auparavant. Conscient de la proximité immédiate de R. Daneel, il se demanda si celui-ci ne pourrait pas remplacer purement et simplement un détective ordinaire de catégorie C. 5… Et, songeant à cette éventualité, Baley se représenta les baraques dont avait parlé la femme, il eut sur la langue le goût de la bouillie de levure, et il se souvint de son père.