La vieille doctrine aristotélicienne selon laquelle la nature a horreur du vide était absolument vraie. Même quand tous les atomes de matière apparemment solide sont retirés d’un volume donné, ce qui reste est un enfer grouillant d’énergies d’une intensité et d’une ampleur inconcevables par l’esprit humain. Comparativement, même la forme de matière la plus condensée — les cent millions au centimètre cube d’une étoile de neutron — n’est qu’un fantôme impalpable, une perturbation à peine perceptible dans la structure mousseuse mais inimaginablement dense du «superespace».
Le fait qu’il y avait beaucoup plus de choses dans l’espace que le suggérait l’intuition naïve fut d’abord révélé par les travaux classiques de Lamb et Rutherford en 1947. En étudiant le plus simple des éléments — l’atome d’hydrogène — ils découvrirent qu’il se passait quelque chose de très bizarre quand l’électron solitaire tournait autour du noyau. Loin de décrire un cercle continu, il se comportait comme s’il était constamment secoué par des vagues incessantes à une échelle sous-microscopique. Aussi difficile qu’il soit de saisir ce concept, il y avait des fluctuations dans le vide même.
Depuis l’Antiquité grecque, les philosophes ont été divisés en deux écoles : ceux qui croyaient que les opérations de la Nature s’accomplissaient sans heurts et ceux qui prétendaient que c’était une illusion, que tout se passait en réalité par secousses et bonds discrets, trop petits pour être perçus dans la vie quotidienne. L’établissement de la théorie atomique fut un triomphe pour la seconde école de pensée et quand la théorie des quanta de Planck démontra que même la lumière et l’énergie arrivent par petits paquets et non en flots continus, cela mit fin à la discussion.
En ultime analyse, le monde de la Nature était granuleux, discontinu. Même si, à l’œil nu, une cascade et une chute de briques paraissent très différentes, elles sont en réalité semblables. Les minuscules «briques» de H2O sont trop petites pour être perçues à l’œil nu mais peuvent facilement être discernées par les instruments des physiciens.
Ensuite, l’analyse fut poussée un peu plus loin. Ce qui rendait la granularité de l’espace si dure à envisager, ce n’était pas seulement son échelle sous-microscopique mais sa violence pure.
Personne ne pouvait réellement imaginer un millionième de centimètre, mais au moins le nombre en soi — mille milliers — était familier, dans certaines affaires humaines comme les budgets et les statistiques démographiques. Dire qu’il faudrait un million de virus pour franchir la distance de un centimètre, cela évoquait quand même quelque chose.
Mais un millionième de millionième de centimètre ? C’était comparable à la taille de l’électron et déjà bien au-delà de la perception visuelle. Le chiffre pouvait encore être saisi intellectuellement, peut-être, mais pas émotionnellement.
Et pourtant, l’échelle des événements dans la structure de l’espace était incroyablement plus petite que cela, au point que, par comparaison, une fourmi et un éléphant seraient virtuellement de la même taille. Si l’on imaginait l’espace comme une masse bouillonnante mousseuse (comparaison désespérément trompeuse et pourtant la meilleure approximation de la vérité), alors ces bulles auraient un diamètre de …
… un millième de millionième de millionième de millionième de millionième de millionième …
… de centimètre.
Et maintenant, imaginez-les en train d’exploser continuellement en dégageant une énergie comparable à celle de la bombe atomique, et puis réabsorbant cette énergie pour la recracher, et ainsi pour les siècles des siècles.
Voilà, sous une forme exagérément simplifiée, l’image que certains physiciens de la fin du xxe siècle avaient développée de la structure fondamentale de l’espace. Il avait dû paraître complètement ridicule, à l’époque, de croire que ces énergies intrinsèques puissent être captées.
Tout comme l’avait été, une génération plus tôt, l’idée de libérer les forces récemment découvertes du noyau atomique ; et pourtant, cela était arrivé en moins d’un demi-siècle. Mais domestiquer les «fluctuations des quanta» contenant les énergies de l’espace en elles, c’était une tâche infiniment plus difficile et, en conséquence, le résultat escompté plus précieux.
Cela donnerait à l’humanité, entre autres choses, la liberté dans l’univers. Un vaisseau spatial pourrait accélérer éternellement, puisqu’il n’aurait plus besoin de carburant. La seule limite pratique à la vitesse serait paradoxalement la même pierre d’achoppement que pour les premiers aéronefs : la friction de l’élément environnant. L’espace entre les étoiles contenait des quantités appréciables d’hydrogène et d’autres atomes, qui provoqueraient des ennuis bien avant que l’on atteigne l’ultime limite imposée par la vitesse de la lumière.
La poussée quantique aurait pu être développée à n’importe quel moment, après 2500, et l’histoire de la race humaine aurait alors été très différente. Malheureusement — comme cela s’était passé bien souvent dans l’avance en zigzag de la science —, des observations et des théories erronées retardèrent la percée finale de près de mille ans.
Les siècles fébriles des Derniers Jours produisirentbeaucoup d’œuvres d’art remarquables — bien quedécadentes — , mais peu de connaissances fondamentales nouvelles. De plus, la longue suite d’échecs avait alors convaincu presque tout le monde que l’utilisation des énergies de l’espace était, comme le mouvement perpétuel, impossible en théorie et encore plus dans la pratique. Cependant — contrairement au mouvement perpétuel — cela n’avait pas encore étéprouvéet tant que ce ne serait pas démontré sans l’ombre d’un doute, il resterait encore de l’espoir.
Cent cinquante ans seulement avant la fin, un groupe de physiciens du satellite de recherche à gravité zéro Lagrange Un annonça qu’on avait enfin trouvé l’argument définitif : il y avait des raisons fondamentales pour que l’on ne puisse jamais puiser aux immenses sources d’énergie du superespace, bien qu’elles soient assez réelles. Personne ne s’intéressa le moins du monde à ce petit époussetage d’un coin obscur de la science.
Un an plus tard, un toussotement embarrassé parvint de Lagrange Un. Une légère erreur avait été découverte dans la démonstration. C’était le genre de choses qui s’était assez souvent produit, dans le passé, mais jamais avec des conséquences aussi redoutables.
Un signe moins avait été accidentellement converti en signe plus.
Instantanément, le monde entier changea. La route des étoiles s’ouvrait … cinq minutes avant minuit.
III
L’ÎLE DU SUD
10
Le premier contact
Peut-être aurais-je dû l’annoncer avec plus de ménagements, se dit Moïse Kaldor. Ils paraissaient tous en état de choc. Mais cela, en soi, était très instructif ; même si ces gens étaient technologiquement attardés (regardez un peu cette voiture !), ils devaient comprendre que seul un miracle de technique avait pu nous amener de la Terre à Thalassa. Ils se demanderont d’abord comment nous avons fait et ensuite, ils s’interrogeront sur le pourquoi.
Ce fut d’ailleurs la toute première question qui était venue à l’esprit du maire Waldron. Ces deux hommes dans un minuscule engin n’étaient manifestement que l’avant-garde. Là-haut sur orbite, ils devaient être des milliers, peut-être des millions. Et la population de Thalassa, grâce à une stricte réglementation, était déjà à 90 % de l’optimum écologique …